La mystique du silence
Résumé






Ce livre " La mystique du silence " a été écrit en ermitage en Himalaya. Jacques Vigne vit depuis dix-sept ans en Inde le plus clair de son temps, et il aime y pratiquer le Yoga du nâda, le son subtil du silence. Il s'agit au départ d'un bruit produit naturellement par l'oreille (chuintement du sang dans les artérioles près de la terminaison du nerf auditif, etc...) Traditionnellement, on l'associe directement à l'écho de l'Absolu, une sorte de mantra tout à fait continu et sans prononciation syllabique. La perception de ce chant du silence au niveau de la tête permet en Yoga de faire monter l'énergie de l'attention à ce niveau. Dans le bouddhisme, on l'associe à la vacuité, dans le soufisme au centième Nom de Dieu qui n'est pas prononcé, dans la Bible à dabar, la Parole de Dieu qui est en même temps l'objet désigné par cette Parole, en l'occurrence l'Absolu. Saint Jean de la Croix en parle comme de la " musica callada ", la musique assourdie, et lui attribue une grande importance. Dans notre monde pollué par le bruit, l'écoute du silence est aussi importante que les grandes forêts qui transforment le gaz carbonique en oxygène.
  Pour présenter les choses, Jacques Vigne parle de la vie d'ermite en Himalaya et plus généralement des vertus de la solitude temporaire dans diverses traditions. Il commente aussi le " Je suis celui qui suis " de l'Exode, que Moïse a perçu dans la solitude du Sinaï, en le rapprochant de l'expérience de l'Etre-Conscience-Bonheur dans le Védanta. 

 

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[nous avons gardé les n°s de page pour donner une idée de l'importance relative des sections]

Avant-propos

Première partie : Ermite en Himalaya     4 

Portraits d'ermites
Nani Ma          5
Premananda          7
Jñananda          8 
Vandana          9
Nirgunananda          10

Etre seul avec le Seul : la vie d'ermite     12

Solitude et Absolu         12
Une existence intense         13
Contemplation et action        17
Transmettre          18
Le Shabbat ou l'ermitage hebdomadaire      20
Prométhée, l'enchaînement à la montagne et la pratique spirituelle   22
La tourterelle, évocation de la solitude et de l'amour dans le christianisme  24
L'ermite : universellement seul et seulement universel    26
Paroles de solitude         29
Histoires de départ         31
Assez dansé!          31
Faire face          32
Petit dérapage, grande dégringolade       32
Plus tard, plus tard         33
Tout de suite          34
 

Seconde partie : 'Je suis celui qui suis' - méditations sur Exode 3-14

Etre et devenir : interprétations juives du Nom divin
Résurrection et expérience de l'Etre pur : interprétations chrétiennes
Le Je et le Tu, ou les paradoxes non-dualistes de Martin Buber    41
Raimon Panikkar et l'expérience cosmothéandrique     44
Etre en soi, être en paix        45
Peur de l'Etre, peur d'être        50
'Qui est là? ?Personne!' ou le mythe de l'individu     52
Amour et  connaissance        57
 
 

Troisième partie : L'écoute du silence      60

Chapitre 1 Ce coeur qui bat au sein du silence                   61
L'écoute au coeur du corps         64 
Des mots qui nous parlent du silence       66 
Ces mythes et mystères qui ne sont pas si muets     68 
La ville d'Ys et autres récits         72 
Le diapason invisible          74 
La douce langue natale        76 
Le mental : labyrinthe au miroir et vallée aux échos     79
Amour et silence         81

Chapitre 2 Le Yoga, le son et l'ascension vers le silence vibrant de Brahman   85
Les védas: le mariage de Brahma et de la Parole       86
Les Upanishads : quand la flèche du Om touche la cible de Brahman  88 
Le shivaïsme du Cachemire : à l'écoute de la pulsation primordiale   93 
Le mariage de la conscience et du son intérieur : les Sants et Kabir   97 
Poésie et son du silence chez Kabir et les Sants      103 
Le Om entre science et symbole       105
 

Chapitre 3 Vide des paroles et vacuité ultime dans le bouddhisme  108
Concentration sans répétition et son du silence : le Yoga du Tibet   109
La tradition zen : le silence, moelle du corps subtil du maître   112
'Le son le plus fort est celui du silence' : Lao-Tseu et la sagesse
 de quelques étymologies chinoises       115 

Chapitre 4 Ecoute et éveil dans la tradition soufi     117
L'éveil de l'audition intérieure       117
Du Nom au Son : l'au-delà de la prière répétitive     120
Le baiser de Dieu à la flûte : amour et silence chez les soufis   121
Le minaret intérieur         122
'Mets le firmament sous tes pieds' : l'écoute non-duelle    123

Chapitre 5 Elie : l'expérience au sein du Dieu- silence     125 
'La voix d'un silence subtil' au centre du cycle d'Elie    125 
L'Horeb, ou le Mont de l'Epée       128 
Elisée : la lyre et l'extase        131 
Moïse et Elie: voie du Nom et voie du Silence      132 
Elie dans les Evangiles        133
La tradition d'Elie continue        135 

Chapitre 6 La parole non parole         137
La vibration originelle : dans le silence de l'Aleph       138
Illumination sonore           140
Le son comme pouvoir          141
Dieu monte parmi les acclamations        142 
 Rends-moi le son de la joie et de la fête        143
L'écoute non- duelle          144
Le son primordial dans la cabbale       145 

Chapitre 7 Le Verbe, vibration du silence divin      148
Verbe extérieur, verbe intérieur       148 
Le Verbe avant la création : le Prologue de Jean et le Nom au-dessus de tout nom149 
Jésus et la pédagogie de la Parole- Silence      152 
Les silences de Jésus          153
Un invisible qui n'est pas inaudible       154 
 La symbolique du Christ comme poisson en rapport
 avec le silence dans l'Eglise antique       158
Les moines, témoins du silence       160
Grégoire Palamas : de la lumière au son incréé     162
Eckhart et le maître-silence        164
'La mélodie qui défie tout poème': amour et silence chez les béguines  165
Jean de la Croix : à l'écoute du chant  serein des sirènes    167

Le monde du silence et les méditations d'un pasteur suisse    170
Le grégorien, ou les jeux du chant et du silence         171 
Pensées entre deux silences        173
Dernières réflexions         176 
Point d'orgue          177

Notes          & nbsp; 178

 

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Etre seul avec le Seul : la vie d'ermite

Solitude et Absolu

Le mot moine vient du grec monos qui signifie seul. Par ailleurs l'Absolu étant unique peut être évoqué par le terme Seul: en sanskrit par exemple, kevalam signifie à la fois seul et Absolu. Il s'agit d'un phénomène qu'on peut qualifier d'universel. 

A priori, la solitude correspond à une période intensive de l'itinéraire spirituel, permettant d'atteindre un certain niveau. De même, un étudiant qui prépare un examen se concentre sur ses livres et a tendance à rester isolé pour travailler intensivement. Reste à savoir quel niveau on veut atteindre. Les étudiants en troisième année de médecine peuvent travailler comme infirmier, mais la plupart choisissent de continuer jusqu'au diplôme de médecin, car ils savent qu'ils pourront alors rendre des services que ne peuvent rendre des infirmiers. Certains même décident de devenir médecins spécialistes et ils deviennent capables d'intervenir -en opérant à coeur ouvert ou dans le cerveau- comme ne peuvent le faire des médecins ordinaires. Il y a un certain nombre de gens qui rêvent de pouvoir passer des périodes en solitude. Dans mon cas, ce rêve se réalise.

On reproche souvent aux ermites de fuir le monde et sa lutte pour la vie. Certes, cela peut être parfois vrai, les misanthropes existent, mais ce genre d'apprenti solitaire ne tient en général pas longtemps dans ce type de vie. Le souvenir de leurs échecs dans le monde devient très intense et ils ne tiennent pas le choc de se retrouver à temps plein en face des côtés sombres d'eux-même. Ceux qui prétendent que la vie de solitaire est une solution de facilité prouvent simplement par là qu'ils ne s'y sont pas essayés sérieusement. Il faut comprendre aussi que dans le monde la plupart des gens se fuient eux- même, qui dans les plaisirs de la consommation, qui dans le travail ou le désir, voir la névrose de reconnaissance sociale, ou certains dans des actions qui paraissent assez nobles de l'extérieur mais qu'ils utilisent comme prétexte pour ne pas faire face à eux-même. Il y a une très belle ode mystique de Rumi dont le refrain dit simplement :'Arrête-toi ici!'. C'est ce que fait l'ermite. Il sait 'se déposer' -comme on dit dans certaines provinces pour 'se reposer'...

Dans la vie habituelle, on est entouré de toutes sortes de supports qui tiennent la place symbolique de la mère nourricière. Le mari est ainsi entouré par sa femme qui elle-même est également soutenue financièrement par son époux. Les religieux ont tendance à se regrouper dans une institution-mère, qui les nourrit et protège. L'ermite, lui, mange seul ce qu'il a préparé de ses propres mains. Il n'a pas l'illusion d'être pour cela complètement indépendant du reste du monde, car il sait bien qu'il n'a pas cultivé tout ce qu'il mange, et que peut-être il vit de donations de fidèles. Mais il a quand même plus d'indépendance que beaucoup d'autres.

S'il monte en solitude, ce n'est pas par orgueil, c'est par humilité. Il ne fait que se laisser aller à une inspiration forte comme une aspiration, un courant d'air ascendant qui le porte comme l'oiseau sur les flancs d'une crête. A partir d'un certain niveau d'intensirté intérieure il s'aperçoit qu'il ne peut être au four et qu moulin à la fois, qu'il a chaque pied dans deux barques qui s'écartent, et il décide de s'asseoir dans celle de la solitude pour la grande traversée. A ce moment-là il se retire -s'il a la chance d'en avoir la possibilité; mais à long terme, ne crée-t-on pas sa propre chance? N'invente-t-on pas ses propre possibilités? On parle traditionnellement de passer "quarante jours", c'est-à- dire de nombreux jours dans le désert. Il s'agit aussi d'une "mise en quarantaine" : on veut être sûr qu'on n'a pas développé certaines maladies de l'âme, et le fait de rester "quarante jours" à s'observer nous permet de vérifier ce que nous avons ou non comme maladie en germe au fond de nous. Dans l'Eglise grecque vers le Ve siècle, on avait tellement confiance dans les moines et ermites que c'était parmi eux qu'on recrutait les évêques. C'est une tradition qui a tendance à perdurer jusqu'à nos jours dans l'Eglise copte.

Pourquoi être ermite en Himalaya particulièrement? Il y a en fait deux sources principales pour les religions du monde: Jérusalem et l'Himalaya. De nos jours, Jérusalem n'est pas si paisible, les tensions là-bas occupent une bonne place des nouvelles internationales. Pour les non-dualistes, les védantins, les bouddhistes, l'Himalaya est la source. L'Himalaya tibétain fait moins parler de lui que Jérusalem, mais a en fait de sérieux problèmes avec l'occupation chinoise, qui ne seront vraiment résolus que quand il retrouvera son indépendance complète. L'Himalaya népalais et indien continue une vie traditionnelle, et même la région des montagnes au-dessus de Delhi a gagné un statut de province indépendante en novembre 2000, ce qui lui permettra de mieux protéger sapersonnalité. Parler de vie traditionnelle ne veut pas dire que tous les sadhus de l'Himalaya soient des saints, loin s'en faut. Comme les paysans locaux, la plupart fument beraucoup de marijuana, le chanvre poussant un peu partout. Comme eux également, ils sont souvent illettrés et ne connaissent guère leurs propres Ecritures sacrées. Certains sont même des délinquants ou d'ex-agitateurs politiques qui se cachent de la police sous un habit de sadhu dans des régions reculées de montagnes. Mais de même que les mauvaises herbes servent de terreau aux fleurs et font ressortir leur beauté, de même cette masse de sadhus en eux-même peu recommandables créent une toile de fond de vie solitaire d'où se détachent quelques vrais saints.

Des fenêtres de mon ermitage, je vois des pics à 6000 ou 7000 m qui sont à la frontière du Tibet. Juste derrière, on sent sa présence formidable. Même si, comme nous l'avons dit, le bouddhisme en tant que tel a de nombreux ennuis là-bas à cause des persécutions chinoises, il semble qu'il y a des ermites discrets qui y poursuivent assez bien leur tradition. J'avais rencontré il y a deux ans à Svayambunath un tibétologue américain qui revenait d'un voyage en équipe à la rencontre des ermites du Tibet, il m'a dit avoir eu nombre d'entretiens passionnants. Le Bouddha et Shankaracharya, chacun à leur manière, ont prêché une voie de la Connaissance. Le Bouddha est né à Lumbini, juste au pied de l'Himalaya, et Shankaracharya est mort près d'une source du Gange et de la frontière du Tibet à Jyosimath, nom qui signifie 'le monastère de lumière'.

Une existence intense

Si l'on monte en solitude, comme on disait au Moyen-Age, c'est qu'on recherche une intensification de la vie spirituelle. Le rayon de la lumière intérieure, de dispersé et déphasé qu'il était, devient cohérent comme un rayon laser et il acquiert à ce moment- là l'énergie nécessaire pour être utilisé dans la micro-chirurgie des zones reculées du psychisme. Il se passe une imprégnation par le spirituel toute la journée et qui continue pendant la nuit, selon la parole du Psame : Je m'éveillais, et j'étais encore avec Toi (Ps 139 18). Bien que l'essentiel soit la qualité, la quantité de temps consacré à la pratique a son importance, et pour cela une solitude où l'on est libéré des travaux extérieurs est une grande aide. Si on met du linge à tremper, il faudra attendre un certain temps pour que la saleté s'en détache facilement. Si on allume un feu, il faudra attendre aussi un petit peu de temps pour que tout le bois prenne y compris les grosses bûches. Si on cherche à éliminer des mauvaises herbes en les privant d'eau, il faudra aussi patienter un certain nombre de jour pour qu'elles meurent complètement. Sinon, elle reprendront vie dès qu'on les arrose un minimum. Si on veut purifier une cruche remplie d'eau sale, en supposant qu'on ne puisse jeter celle-ci, il faudra prendre un certain temps pour y verser de l'eau propre afin que celle qui est sale se dilue progressivement. 

L'éveil de la lumière intérieure est le grand compagnon du solitaire. On raconte que Bodhidharma a fait sept jours de retraite auprès du tombeau de son père, un homme juste qui venait de mourir d'une maladie douloureuse: cela avait frappé son fils. On lui demanda après cette semaine ce qui s'était passé, il a répondu de la façon laconique qui sied aux maîtres du T'chan : "J'ai voulu voir où avait été mon père, mais je n'ai rien vu d'autre que le soleil qui brille sur la terre et dans le ciel". C'est la manière dont l'ermite résoud ses deuils et autres frustrations. Les mots même solitude et soleil semblent s'aapeller mutuellement. L'écoute du son du silence dans la solitude peut aussi devenir intense et évidente comme le soleil dans le ciel; on y rentre cependant progressivement, comme un pèlerin parvenant sur un haut-plateau est immergé de plus en plus dans le son du vent qui le balaye.

L'ermite n'est pas porté à l'introversion, mais à l'introspection. Par là, il faut comprendre que son sens de la vie intérieure n'est pas le résultat d'un trait de personnalité auquel il ne peut rien, l'introversion, mais au contraire est le fruit d'un choix conscient et libre de regarder vers le dedans, l'introspection. Certes, Dieu, le Soi sont pareils partout, mais le chercheur spirituel, lui, ne l'est pas; il est beaucoup plus réceptif dans la solitude. De même, l'eau du caniveau et l'eau de la source sont composé d'une même molécule, mais on préfère quand même boire de l'eau de source.

Encore plus que s'il agissait dans le monde, l'ermite a le sens du travail bien fait et la volonté de réussir dans ce qu'il a entrepris, c'est-à-dire la maîtrise de son mental et l'union au Divin. Quand on est seul dans une nature belle et paisible, il devient évident que la souffrance et l'agitation qu'on ressent vient du mental, et cette prise de conscience est le début de la sagesse. On développe alors un sens aigu de l'absurdité de ce manège intérieur qui couvre le bonheur absolu qui est là, présent par dessous, aussi proche qu'une pierre blanche dans le creux de la main. Le sens du bonheur absolu est favorisé par une relation directe avec la nature environnante, mais surtout par unce communion intime avec notre vraie nature sous-jacente.

L'égo est sans cesse renforcé par le jeu relationnel, bien qu'il puisse s'atténuer parfois jusqu'à un certain point si les relations sont bien comprises. La raison d'être de l'égo, sa manifestation première, c'est de prouver qu'on est supérieur aux autres. Quand on est seul dans la nature à long terme, tout ce jeu factice tombe de lui-même. Comme dans un mélange au repos, l'égo décante, se dépose au fond. Le psychisme -composé d'agrégats comme disent les bouddhistes- une fois au silence se 'dé-compose' en éléments simples, et ce à la plus grande joie du sujet. On dit de quelqu'un qui pense trop vite qu'il a "un petit vélo dansla tête". Si on réussit à arrêter complètement le vélo ne serait-ce que quelques secondes, il s'effondrera de lui-même. Il en va de même avec le mental, qui ne tient debout que grâce à son mouvement perpétuel. 

Le peuple a dit a Moïse lors d'une phase difficile de l'Exode : Laisse-nous servir les Egyptiens, car nous préférons servir les Egyptiens que mourir au désert (Ex 14 12) L'ermite, lui, préfère "mourir au désert" que de servir les Egyptiens, car il sait qu'en fait cce n'est que l'égo qui meurt. Ceci dit, il faut des bases spirituelles solides pour pouvoir vraiment bénéficier de longs temps libres. Pour beaucoup, le proverbe "l'oisiveté est la mère de tous les vices" a plutôt valeur de loi : même les ermites confirmés m'ont dit qu'ils arrangeaient leur emploi du temps pour ne pas avoir une miniute d'oisiveté du matin au soir. Leurs activités, y compris les pratiques spirituelles, s'enchaînent selon une succession serrée, moyennnant quoi le mental a moins l'occasion de tourner à vide. Ainsi, Vijayananda, ce Français que je connais, disciple de Ma Anandamayi, a pu rester six ans dans une maisonnette en pleine montagne. Au début, il passait quelques heures chaque jour à écrire un petit livre, mais rapidement il n'a plus fait que méditer et marcher dans la montagne, il ne lisait ni les nouvelles ni des textes spirituels. Il dit que la solitude a deux grands intérêts : ralentir le mental, le rendant ainsi beaucoup plus facile à maîtriser, et vaincre la peur, car on est exposé dans la solitude complète aux agressions : même en Inde où la religion est assez respéctée, il arrive que des solitaires se fassent assassiner pour leur voler quelques centaines de roupies et une batterie de cuisine. 

A l'opposé des moines, il y a malheureusement trop de gens qui ne savent pas bénéficier de leur temps libre : me revient à l'esprit une statistique de divorces chez les ouvriers de Volkswagen quand les usines ont réduit de cinq heures ou plus le temps de travail hebdomadaire: les cas de séparation du couple avaient augementé, en clair, les ouvriers et ouvrières avaient utilisé leur temps libre au retour de l'usine pour se créer des problèmes et se chamailler encore plus que ce qu'il faisait avant, ou aller voir ailleurs, d'où recrudescence des cas de divorce. 

Ceux qui suivent une voie de bhakti (dévotion) ou de jñana (connaissance) peuvent faire leurs pratiques dans le monde; mais ceux qui souhaitent l'éveil de la kundalini sont bien mieux en solitude. L'érémitisme est pareil à un barrage sur la rivière, permettant à l'eau de monter et de former le lac de l'énergie intérieure. De plus, il faut que l'aspirant apprenne à distinguer un éveil authentique de cette énergie d'une réaction des émotions perturbatrices de base comme la colère ou le désir. Les deux mouvements suivent en fait le même axe mais en sens inverse. Pour ce faire, le pratiquant se trouve mieux en solitude, car il n'a personne sur qui projeter sa colère ou son désir et il devient évident à ses yeux qu'il est le seul responsable de ce qui se passe en lui, que ce n'est que lui qui a été le primum movens des perturbations émotionnelles qu'il doit traverser.

Du point de vue de la non-dualité également, la vie d'ermite peut être très enrichissante. Se désidentifier de la conscience du corps pour être immergé dans la joie intérieure n'est pas une mince affaire. Il faut une pratique intensive pour arriver par exemple au niveau de ce moine errant qui s'était fait assommer par un malfaiteur : quelqu'un qui le connaissait un petit peu le recueille, le fait revenir progressivement à la conscience et lui donne du lait à boire. Pour tester s'il reconnaissait le monde extérieur, il lui demande: "Qui est en train de te donner à boire?" Et le moine, un védantin pur, de répondre: "Celui qui m'a assommé est celui qui est en train de me donner à boire."

Quand Milarépa a commencé à vivre dans une grotte, il a dit : "Maintenant, je peux commencer à être enfin continûment avec mon guru". C'était paradoxal, car juste avant il habitait dans la maison même de son guru, Marpa, avec la famille de ce dernier et quelques condisciples; pourtant, dans la grotte, le souvenir du guru extérieur et le contact avec le guru intérieur qui n'est autre que le Soi pouvait être continu, alors que dans la maison de Marpa il était sans cesse dérangé. De plus, le maître spirituel a eu aussi cette expérience de solitude et c'est de là qui jaillissent les paroles qu'il adresse au disciple. Quand celui-ci se retrouve dans la même situation de pratique intensive, le souvenir des moindres paroles de son maître résonnent dans sa conscience comme un mantra, elles sont grossies comme au microscope et il peut en percevoir les tenants et les aboutissants. C'est dans ce sens qu'on dit en Inde mantra-mulam guru- vakyam, "la racine du mantra, c'est la parole du guru".

L'Absolu est une masse infiniment dense de conscience-bonheur. Les gens du monde l'oublient, le mystique s'en souvient; il veut s'y replonger. Certains psychologues pourraient critiquer cette vision comme un désir de fusion régressive, mais celle- ci est le résultat d'un attachement pur, alors que la véritable fusion mystique est la conséquence spontanée d'un pur détachement. Fusion est détachement sont comme les deux rennes d'un cheval, si on les tient fermement en main la progression se fera dans la bonne direction. Sans fusion il n'y a pas de joie, et sans joie il n'y a pas de mystique; mais sans détachement il n'y a pas de liberté, et sans liberté il n'y a pas non plus de mystique.

Tout le monde peut avoir des expériences de joie intense, des 'expériences de sommet' comme les a appelées A.Maslow, mais un état de joie permanente est une réussite rare, et qui se mérite. Un travail prolongé dans la solitude est une grande aide dans ce sens. Ascèse signifie au départ en grec excercice sportif : dans les deux cas, il y a un dépassement de soi-même qui crée une joie intérieure. On savait déjà que la sensation euphorique qui dans le sport vient après un effort soutenu était liée à la production d'endorphines; depuis, j'ai établi un début de preuve (dans Méditation et psychologie), par une auto-expérimentation simple, qu'il y avait un lien entre endorphines et expérience de joie intérieure en méditation. La régularité et le silence sont le pain quotidien de l'ermite. Pour les gens du monde, l'absence de bruit et de stress crée une sorte de panique, et ils sont pris dans un cercle vicieux à la façon des drogués, où l'absence de stress est un stress supplémentaire qu'on fuit en se plongeant dans plus de stress...C'est en d'autres termes une addiction à l'adrénaline. Ils ont peur de couper les "connections" avec les autres car ils pensent qu'on leur dira à ce moment- là "tu déconnectes", au sens de "tu deviens fou".

Eugen Drewermann a écrit un livre intitulé La parole qui guérit, et du point de vue du thérapeute, c'est vrai que la parole a un pouvoir de guérison; mais si je devais rédiger un ouvrage sur la vie d'ermite, je l'intitulerais plutôt Le silence qui guérit. Pour ceux qui sont mûrs, il n'est de maux que le silence ne finisse par soigner. Il s'agit d'une idée fondamentale du monachisme ancien. Saint Antoine, le "Père des moines" et le fondateur de la vie monastique chrétienne avait un disciple, Saint Arsène, qui vivait au désert. Une des questions régulières qu'il se posait à lui-même, comme un koan, était :'Qu'est-ce que je suis venu faire ici?' C'était un moyen simple mais efficace de faire en sorte que sa vie d'ermite ne s'assoupisse pas dans l'habitude, mais puisse rester une vie intense.
 
 
 
 

Contemplation et action

Le rapport de ces deux pôles de l'existence est une question âprement débattue depuis fort longtemps. Dans le Mahabharata, il y a de longues discussions pour savoir s'il est meilleur de verser le sang des membres même de sa propre famille dans une guerre juste ou d'abandonner la partie et de partir pour la forêt. En résumé, les chefs du clan des bons, les Pandavas, résolvent la question en suivant leurs devoirs de chevalier (kshatriya), c'est-à-dire en se battant et en remportant la victoire. Ensuite, ils renoncent aux biens du royaume qu'ils ont reconquis, partent dans l'Himalaya et meurent près de la source du Gange à Badrinath. Seul Youdhisthira, le frère aîné, obtient la grâce d'aller dans son corps au ciel à cause de son sens aigu de la vérité et de la fidélité.

Dans l'Evangile, le Christ dit clairement que des deux soeurs, Marie la contemplative et Marthe l'active, "c'est Marie qui a choisi la meilleure part". Ceci dit, cela n'a pas empêché ses disciples d'êtrre fort actifs, à part probablement Saint Jean. Tout cela est une question de vocation. Un véritable ermite est en harmonie non seulement avec la nature, mais ausi avec la société. Dans ce sens il prie chaque jour pour le bien du monde, et il croit à l'efficacité de sa prière. Comme dit le Bouddha : "En se protégeant soi- même, on protège les autres et en protégeant les autres, on se protège soi-même."

Beaucoup d'ermites, après une période de solitude, veulent consacrer une partie de leur temps au service social ou à l'enseignement, et pour cela se lancent dans la construction de centres ou ashrams Souvent, ils se font piéger dans l'enchaînement des réalisations matérielles et sombrent dans l'activisme. Il y a une histoire célèbre à ce propos, celle d'un novice auquel son maître conseille d'aller méditer douze ans dans la forêt. Il lui donne un mantra, l'installe à un endroit et lui dit qu'il repassera après cette période pour savoir s'il a des questions. Au début tout allait bien, le novice allait mendier sa nourriture une fois par jour au village, et sinon faisait ses pratiques. Le soir, il lavait son seul vêtement, un koupinam (une sorte de caleçon) à sécher sur un rocher, dormait nu et s'habillait de nouveau le lendemain matin. Mais voilà qu'un jour il s'est aperçu qu'il y avait un trou dans son koupinam; il l'a réparé comme il a pu, mais les trous se sont répétés les nuits suivantes, faits par une souris qui passait par là. Finalement, les villageois lui offrent un nouveau koupinam, mais celui-ci ce fait aussi grignoter. De koupinam en koupinam, on lui propose de lui donner un chat pour faire fuir la souris. Comme le novice ne savait pas dire non, il accepte. Puis il se met à mendier chaque jour du lait pour nourrir le chat....On finit par lui donner la vache pour le lait, le champ pour la vache, les ouvriers pour le champ et finalement, une femme pour gérer toute cette entreprise. Au bout de douze ans, le guru revient, ne reconnaît rien du paysage de forêt car tout avait été défriché. Il interpelle un ouvrier et lui demande : "Dis-donc, tu n'as pas vu un ermite qui était dans ce coin-ci? Sans doute a-t-il dû s'enfuir à cause de la foule qu'il y a ici maintenant!" L'ouvrier répond: "Je ne sais pas; je viens dêtre embauché.. mais demandez au patron, il est là depuis longtemps." Quand le 'patron' reconnaît son guru, il réalise ce qui s'est passé en un flash, tombe à ses genoux et lui dit: "Pardon, pardon, tout ça, c'est à cause d'un trou dans mon koupinam!'"

En Russie soviétique, il étit illégal de ne pas travailler : le stakhanovisme était l'idéal, et la productivité était quasi divinisée au sein de cet univers sans Dieu. Dans la société de consommation occidentale, quelqu'un qui n'est pas productif extérieurement est aussi considéré comme un gêneur car il oblige indirectement les gens à remettre en question leur train-train quotidien. Il est vécu comme "un empêcheur de tourner en rond", ce qui peut sembler une insulte mais est en fait dans son cas un éloge... Pourquoi les gens passeraient-il leur vie à tourner en rond comme des chevaux de bois dans le carroussel social, en répétant toujours les mêmes tours et le même manège qui n'amuse même plus les enfants?

Le besoin de reconnaissance sociale peut ausi faire dévier un ermite du travail qu'il a à faire sur lui- même. Pour devenir connu, il faut savoir tirer un certain nombre de ficelles. Celui qui a compris cela n'a pas obligatoirement envie de les tirer toute sa vie pour devenir de plus en plus connu. Il peut aussi décider d'arrêter ce jeu-là, de s'extraire de l'engrenage, de se consacrer à son travail intérieur et de devenir par exemple ermite. On raconte à ce propos que Nasrudin, qui était à cette époque-là bien tranquille dans son coin, a reçu la visite de gens qui l'ont supplié de venir parler à la mosquée le vendredi. Il a d'abord refusé, mais ils l'ont imploré en lui disant: "Avec toutes les pratiques spirituelles que tu as faites, tes discours seront merveilleux". Finalement, il est bien obligé d'accepter d'y aller. Quand il est devant l'assistance, il leur demande: "Savez-vous de quoi je vais vous parler?" "Non! Non!" "Alors, pourquoi m'avez-vous fait venir?" Le vendredi suivant, on réussit à le décider à retourner à la mosquée. Il repose la même question à l'assistance. Cette fois-ci, ils avaient prévu le coup et s'étaient donné le mot d'avance: la moitié des fidèles répond "Non! Non!" tandis que l'autre moitié répond "Oui! Oui!". Et Nasrudin de conclure en s'en allant : "Que ceux qui savent enseignent ceux qui ne savent pas!"

On reproche parfois aux ermites de se donner beaucoup de mal pour rien avec leur renoncement. Mais quand je vois la quantité d'énergie et d'anxiété que dépensent les gens dans le monde juste pour survivre, payer les factures à la fin du mois, avoir quelques distractions et rendre service uniquement aux gens qui leur rendent service en retour, quand je constate aussi le peu de temps qu'ils ont pour leur vie intérieure, je me dis que ce sont eux les renonçants, et non pas les ermites. Il n'est pas contradictoire pour un solitaire de se tenir un petit peu au courant de la marche du monde, en lisant rapidement un quotidien par exemple. S'il est réellement un avec le monde, il ne doit pas être complètement coupé de ce qui s'y passe. Par contre, je ne vois pas l'utilité qu'il aurait par exemple de la télévision. La plupart des gens qu'on y voit, pris dans les feux de l'actualité, transmettent une vibration de stress ou d'agressivité, ou tout simplement de bêtise dont l'ermite n'a pas besoin. Il souhaite connaître les nouvelles objectives, mais ne recherche pas les émotions quji y sont d'habitude associées. Il y a à la fois opposition et complémentarité entre la spiritualité des ermites et les sociétés avec leurs religions. Comme les forêts vierges, les solitaires absorbent les gaz nocifs émis par les sociétés et leur renvoient de l'oxygène; sur un plan d'écologie subtile, on pourrait dire que la communauté des hommes est un corps, et les ermites en sont les poumons.

Transmettre

Il ne manque pas d'exemples d'enseignants spirituels qui, avant de communiquer sont passées par de longues périodes de solitude, ou au moins de silence. Mâ Anandamayi a vécu cinq ans en silence entre vingt et trente ans, et trois ans dans la solitude à Dehra-Dun entre 35 et 40 ans. Krishnamurti, entre le moment où il abandonné son rôle de Messie appointé par la Société Théosophique au début des années trente et celui où il s'est mis à enseigner régulièrement en Inde et de par le monde, a vécu environ dix-sept ans tranquillement à Ojhai en Californie, ayant comme principale activité des promenades dans la forêt. C'était une forme de vie d'ermite. Il y a aussi l'exemple d'un enseignant religieux indien peu connu en France, Shri Ram Sharma. Il a fondé un mouvement religieux important au sein de l'hindouisme. Il était un combattant de l'indépendance indienne et un réformateur social. Il a décidé -pour mûrir ses projets- de passer quatre ans par périodes en solitude dans l'Himalaya et ensuite a developpé son mouvement appelé Shantikunj, basé à Hardwar au nord de Delhi. C'est une organisation qui a quatre mille branches surtout en Inde, mais aussi dans 80 pays, et donc le journal est lu par environ un million de personnes. Quand après sa mort il y a une dizaine d'années on a organisé un rituel funéraire, 700000 personnes sont venues y assister. Dans son autobiographie, Shri Ram Sharma attribue clairement ce succès aux tapasyas (pratiques spirituelles intenses) qu'il a faites dans sa jeunesse, en particulier dans l'Himalaya.

La vie d'ermite est une aventure, Saint Jean de la Crois parlerait de buenventuranza, à la fois bonne aventure et félicité. Si on demande au solitaire quand s'achèvera sa période de retrait du monde, il ne pourra pas répondre. Il cherche à laisser se révéler en lui la Pure Conscience. Quand celle-ci se manifestera, c'est elle qui décidera quoi faire ou ne pas faire.

La plupart des gens ne comprennent pas l'utilité et la sagesse de la vie d'ermite. Tant mieux pour ceux-ci, car sinon ils seraient envahis par les foules qui viendraient leur demander conseil et ne pourraient plus en pratique être solitaires. On demandait un jour à un soufi qui lisait la nuit dans une grande chambre pourquoi il avait mis une petite bougie près de son livre et la grande lampe de l'autre côté de la pièce. Il a répondu : "afin que les moustiques et papillons aillent de l'autre côté et me laissent lire tranquillement." Le défaut de beaucoup d'occidentaux, c'est qu'une fois qu'ils ont eu deux ou trois expériences spirituelles, ils veulent se mettre à les communiquer urbi et orbi. Nisargadatta qui en voyait passer un certain nombre dans sa petite pièce de Bombay disait d'eux à peu près ceci : "Dès qu'ils ont un début d'éveil de la kundalini, à la place d'aller en solitude pour la développer et stabiliser, ils se marient et ouvrent un centre d'enseignement spirituel..."

On raconte l'histoire de Swarnakesha, nom qu'on pourrait traduire par Boucle (kesha) d'Or (swarna). Il avait été longtemps un ermite tranquille dans la vallée du haut Gange. Un jour cependant, il a eu envie de descendre dans la plaine, ce qu'il fit. Là-bas, il s'est mis à prêcher un petit peu, avec un certain succès dû en partie à sa belle chevelure blanche-dorée. Un jour une jeune femme qui venait de perdre son enfant est venu le voir en lui disant :'Tu es un grand ascète, tu peux ressuciter mon fils unique, c'est sûr et certain!' Plutôt ennuyé et ne sachant que faire, Swarnakesha s'est arraché une boucle de cheveu et l'a donné à la femme en lui disant de la ramener chez elle et de la poser sur le front de l'enfant. Sitôt dit, sitôt fait, et voilà le garçon qui ressuscite! Le bruit se répand et des gens de plus en plus nombreux viennent demander des 'boucles d'or' magiques. L'ex- ascète, amusé au début se prête au jeu, mais finalement s'énerve, essaie de se dégager; la populace ne veut rien entendre et dans son avidité pour les grigris se jette sur lui de façon si brutale que son pauvre crâne saigne abondammant et est souillé par la poussière du sol dans la bagarre. L'infection s'y met, elle dégénère en septicémie puis en abcès au cerveau et le pauvre vieil homme décède en trois jours, victime de son succès -et victime quelque part de lui-même.
 
 
 
 
 
 

Le Shabbat, ou l'ermitage hebdomadaire

Le judaïsme n'a pas développé la vie érémitique, mais son insistance sur le Shabbat est à mon sens un désir d'introduire ses qualités principales à l'intérieur même de la vie dans le monde. Les durées du repos du samedi et dees retraites d'ermite ne sont bien sûr pas les même, mais les deux démarche ont beaucoup en commun, elles sont animées par la reconnaissance de l'importance du repos spirituel. Même dans notre société moderne, il arrive qu'on prenne des mois ou des années sabbatiques pour faire autre chose, ou ne rien faire, ce qui est en fait le plus difficile. Nous allons illustrer cela par quelques réflexions et citations ci-dessous. Pour ce qui est de la tradition du Shabbat lui-même, nous nous appuierons sur le livre d'Abraham Joshua Hershel qui était un responsable religieux et écrivain bien connu du judaïsme américain dans les années cinquante.

Hershel commence par une constation de bon sens mais qu'il est utile de rappeler dans une société matérialiste obsédée par la productivité : l'être humain n'est pas une bête de somme, il a le droit au repos. La capacité de s'arrêter à intervalle hebdomadaire dans sa lutte pour la vie est une carctéristique importante de sa conscience humaine. En fait, dans le Shabbat traditionnel, les bêtes de somme ont d'ailleurs elles aussi droit au repos... Bien que le Shabbat ait été dernier jour dans la création, il a été le premier en intention, car c'est le repos qui est la base et matrice de tout travail et de toute activité. Tous les jours sont bons, mais le septième est sacré, c'est-à- dire étymologiquement mis à part, séparé. Le Shabbat n'est pas un interlude, mais un sommet de l'expérience de vie qui revient régulièrement. Il est comme une cathédrale taillée dans la pierre du temps, un espace vide où la prière a la capacité de résonner. Le Shabbat est aussi bien sûr une célébration de l'unité familiale. Même si le père court toute la semaine dans des villes de province comme représentant et couche dans des hôtels, il se fera une règle d'être présent à la maison dès le vendredi soir pour le dîner avec le plat de poisson et dire la bénédiction sur le vin. C'est quand il y a des quartiers juifs séparés — comme celui qui rassemble les juifs conservateurs à New-York dans Brooklyn ou comme dans certaines villes arabes — que l'arrêt complet du Shabbat est spectaculaire. Les gens n'utilisent plus les voitures et se promènent à pied en famille de façon relaxée. Là où les juifs sont dispersés, il passe par contre plutôt inaperçu.

Une tradition rapporte que "les anges ont six ailes, une pour chaque jour de la semaine, avec lesquelles ils chantent leur chants; mais elles restent silencieuses le jour du Shabbat, car c'est alors le Shabbat lui-même qui entonne une hymne à la louange de Dieu". Le silence en soi-même est louange pour celui qui le vit avec une conscience spirituelle. "Le mode sans Shabbat serait un monde sans vision. Ce repos est une fenêtre dans l'éternité qui s'ouvre en direction du temps" Il est un conduit par lequel le souffle de l'âme peut s'engouffrer: les mots nefech, âme et nafach, se reposer, sont pratiquement les mêmes en hébreu. Quand on dit Et le septième jour, il chôma et se reposa (Ex 31 17), c'est le terme nafach qui est utilisé, avec donc une nuance de "il a repris son souffle" ou "il est revenu à son âme". Cependant, les meilleures choses peuvent avoir aussi leur ombre. Dans ce même texte de l'Exode, YHWH répète par deux fois : Quiconque profanera le Shabbat sera mis à mort ( Ex 30 14, 15) et répète cette condamnation une troisième fois en 35 2. Cette ukase est mise à excécution en Nb 15 32-36 quand un pauvre gars a osé ramasser du bois un jour de Shabbat; il est traîné en dehors du camp par la populace excitée par Moïse, lui-même inspiré directement par YHWH -soutient le texte- et lapidé jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les meilleures lois spirituelles deviennent nuisibles quand elle sont imposées avec fanatisme.

Il y a une histoire intéressante de Siméon bar Yohai et de son fils. Ils avaient condamné sans appel la civilisation matérialiste de l'occupant romain, c'était au second siècle de l'ère chrétienne. Peu enclin au dialogue, le gouvenrnement de l'époque les avait fait rechercher pour les excécuter. Ceux-ci se sont réfugié pendant douze ans dans une grotte et ont étudié la Torah, mais quand ils en sont ressortis, ils avaient une telle colère contre le monde extérieur que tout ce qu'ils regardaient étaient détruit par le feu; à tel point qu'une voix céleste a dû intervenir et leur demander : "Etes-vous sortis pour détruire ce monde que j'ai crée? Retournez encore douze mois dans votre grotte pour bien examiner cette question!" Au bout donc d'un an supplémentaire de retraite, les voilà de nouveau dehors une veille de Shabbat et ils rencontrent un vieil homme avec deux bouquets de myrte en main. Il leur explique que c'est en honneur du Shabbat (le myrte est l'herbe utilisée aussi pour les mariages, le jour de repos est comparé à une jeune mariée qu'il faut accueillir avec tous les honneurs possibles). A ce moment-là, ils réalisent qu'il ne manque pas de spirituels craignant Dieu parmi ceux qui vivent dans le monde, et ils retrouvent la paix de l'esprit. Il faut se souvenir que Simeon bar Yohai est considéré par la tradition comme le père de la Cabbale, même si celle-ci n'a atteint la forme que nous connaissons qu'un millénaire plus tard. Quelque chose d'aussi important que cette science ne pouvait pas être attribué à quelqu'un d'autre qu'un ermite, car treize ans dans une grotte donne le droit d'être appelé ermite, même si la tradition juive ne reconnaît pas le monachisme en tant qu'institution.

Le Sabat est pour beaucoup de ceux qui l'observent le seul jour de la semaine où les heures ne se bousculent pas les unes les autres. Il est le couronnement de la création, mais il l'a en quelque sorte aussi précédé, car la grande paix qui régnait alors était une forme de Shabbat éternel. Le Shabbat hebdomadaire représente une plage de temps libre nous permettant de nous replonger à intervalle régulier dans l'océan du son primordial qui n'est pas différent du silence présent.

Le mot menuha en hébreu signifie plus que repos, il signifie aussi contentement, bonheur, vie épanouie et finalement vie éternelle. En cela, c'est une notion proche de shanti en sanskrit qu'on traduit en général par paix mais qui a en fait un sens plus global. Le psaume 23, de David, commence ainsi : Le Seigneur est mon berger, rien ne me manque. Sur des près d'herbe fraîche il me fait reposer. Vers les eaux du repos il me mène, il y refait mon âme. Ici, repos traduit le pluriel menuhot.

Même les symboles se mettent au repos le jour du Shabbat, on n'a pas besoin d'objets rituels pourtant courants dans les autres jours de fêtes, on ne porte même pas les phylactères signes de l'Alliance : c'est la Shabbat lui-même qui est le signe.

Nous avons vu qu'Israël accueille la journée du Shabbat comme une jeune reine qui vient pour le jour de ses noces. Quand on dit à la fin de la journée de repos sacré "Vous êtes un", cela évoque le rituel de mariage. Le mot correspondant au mariage en hébreu signifie aussi sanctification, qui et utilisé aussi pour le Shabbat. Celui-ci est un temps mis à part régulièrement pour que les fidèles puissent progresser degrè par degrè vers a consommation du mariage intérieur. On pourrait rapprocher cet accueil de la réception de la Reine de Saba par Salomon. En sachant recevoir la quiétude (Reine de Saba) quand elle vient, la conscience supérieure (Salomon) fait preuve de sagesse. La loi du Shabbat entraîne pour l'être humain une attraction automatique vers le haut, de même que la loi de gravitation entraîne toute chose vers le bas. Le Shabbat est une sorte de désert qui appelle la grâce divine pour le rendre fertile : Oui, YHWH aura pitié de Sion, il a pitié de toutes ses ruines, il va faire de son désert un Eden et de ses steppes un jardin de YHWH. On y trouvera la joie et l'allégresse, l'action de grâce et la musique (Is 51 3)

Même quand je suis en ermitage, j'éprouve du bénéfice à mettre une journée de côté pour faire des pratiques plus intensives; il va sans dire que lorsque je vis auprès d'une institution religieuse plus grande avec plus de contact avec les visiteurs et plus de responsabilités pratiques, le repos hebdomadaire prend de nouveau une grande importance. Il s'agit d'une fenêtre vers l'Absolu, il faut savoir l'ouvrir en grand au moins une fois par semaine. Même un ermite vivant dans une montagne reculée n'est pas dispensé de l'action, il faut qu'il prépare sa nourriture, aille faire un marché de temps à autre, répare ses vêtements ou sa cabane, etc...Simplement, à la place d'agir six jours et de se reposer le septième, comme le font les gens pieux qui vivent dans le monde, il travaille une journée et se repose pendant les six autrs - et il ne s'en plaint pas...

Hershel dit en substance dans l'épilogue de son livre sur le saint Jour qu'il n'y a que peu d'idées dans le monde de la pensée qui contienne autant de pouvoir spirituel que l'idée de Shabbat. Pourquoi cela? Parce que, à mon sens, le Shabbat est le signe extérieur d'un phénomène plus intérieur, l'arrêt du mental qui est lui-même à la base des expériences mystiques les plus profonde. Patañjali redit par exemple cette vérité dans sa définition bien connue du Yoga : "le Yoga, c'est l'arrêt des tourbillons du mental".

L'ermite : universellement seul et seulement universel

Dans la plupart des traditions spirituelles, l'ermite est à l 'honneur: on sait que sa solitude inclut le monde, et c'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est universellement seul. Par ailleurs, grâce à son silence et l'arrêt de son mental, il peut facilement communiquer avec les solitaires d'autres traditions, ce que ne peuvent guère faire les théologiens trop conditionnés et encombrés par toutes sortes de doctrines. En ce sens, l'ermite est seulement universel, il peut facilement s'entendre avec ses amis silencieux de par le monde, illustrant en ce sens la belle parole de Péguy: "Heureux les amis qui s'entendent assez pour pouvoir se taire ensemble. "

Le solitaire se fonde sur la tradition et le savoir de son maître spirituel, mais pourtant il est comme projeté dans le vide, seul face à lui-même. Il est avec appui, sans appui.

Il peut se reposer un temps sur le Dieu personnel, pourtant, plus il pénètre dans la Déité, plus il plonge au-delà, avec appui-sans appui.

Il peut avoir les pieds solidement posés sur les pierres de son désert ou les rochers de sa montagne, mais pourtant son esprit est suspendu dans l'espace, avec appui-sans appui.

Dans la tradition chrétienne, de grand solitaires comme saint Bruno ou Saint Séraphim de Sarov insistent sur la joie. La devise de Bruno était :O beata solitudo, o sola beatitudo "O bienheureuse solitude, ô seule félicité". Quand à Séraphim, il disait : "Un homme qui a trouvé la paix peut en convertir mille, mais celui qui a trouvé la joie, dix mille." Les Juifs n'ont pas officiellement d'érémitisme, bien qu'ils aient eu des groupes comme les Esséniens qui l'aient pratiqué et qui ont probablement influencé le Christ. Ceci dit, la vie dans les Yéshivas (écoles traditionnelles où l'on étudie la Loi et où l'on suit les 613 commandements) est tellement réglée qu'elle en devient quasiment une vie monastique. Des personnes qui ont un certain intérêt pour la spiritualité se servent de la tradition juive pour repousser l'idée même de vie solitaire consacrée et se marier quoi qu'il advienne. Mais s'il veulent suivre sérieusement la voie du judaïsme, il faudrait qu'ils s'intéressent aussi profondément aux autres commandements que celui bien connu et suivi partout dans le monde — même par les incroyants d'ailleurs :"Croissez et multipliez"... 

On demandait à un rabbin pourquoi Dieu s'était-il révélé dans des déserts inaccessibles, il répondit que c'était pour éviter que quiconque puisse dire : "Son enseignement m'appartient"...

L'Islam n'a pas non plus officiellement de vie érémitique, cependant le développement des soufis a pu être relié entre autre à des mouvements discrets d'ermites. Les Medjnouns, les fous de Dieu, erraient dans le désert à la recherche de l'Amour divin; quant aux bédouins arabes à l'origine de l'Islam, ils n'avaient pas besoin de "monter au désert" comme les ermites chrétiens venant des villes, puisqu'ils y étaient déjà nés, ils y vivaient et ils allaient sans doute y mourir. Il y avait aussi les Malamatis qui suivaient la "voie du blâme" pour être mis en marge de la société et avoir ainsi la paix. On dit dans la tradition: "La sagesse se compose de dix chose, dont neuf se trouvent dans le silence et la dixième dans le fait de s'isoler des gens. Je me suis excercé à garder le silence, mais j'ai constaté que je n'étais pas aussi ferme que je le désirais, c'est pourquoi je me suis avisé que la meilleure des choses était la dixième, c'est-à-dire le fait de s'isoler des hommes" L'ermite, aussi parfait soit-il, ne pourra éviter les critiques, même le Dieu Très-Haut ne peut y échapper. On raconte que Jean-Baptiste aurait demandé ceci à son Seigneur :"Mon Dieu! Fais que je reste sauf dans la bouche des hommes et qu'ils ne disent de moi que du bien!" Et Dieu lui révéla cette réponse :"Jean! Comment ferai-je pour toi ce que je n'ai pas fait pour Moi-même?". Contrairement à la plupart, l'ermite n'a pas besoin de nouer de relations intimes avec les gens. Il suit l'avis de Dhû-l-nûn l'Egyptien : "Chercher à nouer des relations intimes avec les gens, c'est faire preuve d'indigence".

La maladie qui tient à l'écart de la société est une forme d'ermitage qui pousse à une pratique intensive. Hakuin, un maître zen du XVIIIe siècle au Japon, écrit une longue lettre à un moine malade dans laquelle il va dans ce sens : "Dans le passé, les sages habitaient dans une grotte ou dans une vallée ou bien ils se cachaient dans une montagne profonde. C'était pour s'éloigner des conditions mondaines et pour quitter les "affaires poussièreuses" Leur but était de s'efforçait assidûment à la pratique pure et unie de la Voie. Donc, considérez votre état de malade comme un environnement montagnard ou vallonné et prenez-le pour une montagne profonde". 

L'essentiel du zen, c'est le maintien de la conscience authentique. Hakuin met en garde et dit que même pour un solitaire, ce n'est pas chose facile. Dans cette même lettre à un moine malade, il donne l'exemple de son propre itinéraire dans un paragraphe qu'il vaut la peine de citer in extenso : "Maintenant, je suis un vieux moine, mais à treize ans j'ai cru en cette Chose, à seize ans j'ai brisé l'état naïf qui était le mien depuis la naissance, à dix-neuf ans je suis sorti de ma famille et à trente-cinq ans je m'installai en ermite dans cette montangne. Cette année, j'ai eu soixante-cinq ans. Au cours de cette quarantaine d'années qui a séparé ces deux âges, j'ai tout abandonné, j'ai rompu mes relations avec le monde, j'ai concenté mon effort exclusivement sur le maintien de la conscience authentique et enfin je pense être parvenu à la continuation véritable de cet état depuis cinq ou six ans".

Pour Hakuin, l'excercice principal de l'ermite est de "forger le cinabre". "A l'origine, cette méthode avait été établie par l'Ermite d'or (le Bouddha historique, Sakyamuni)". Il s'agit de réveiller l'énergie vitale à partir du hara grâce à l'intériorisation complète des sens et du mental : ce processus de barrage fait comme monter l'eau à l'intérieur, alors "l'Energie spirituelle unique, originelle et pourtant variée remplit tout devant vos yeux".

Un autre ermite japonais de renom a été Ryokan, qui avait dix ans à la mort de Hakuin en 1768. Il est célèbre pour ces poèmes, voici l'un d'entre eux à propos de la vie solitaire dont le Bouddha et lui-même ont fait l'expérience: "C'est la Voie pour fuir le monde, c'est la voie pour y retourner. Moi aussi, je vais et viens le long de ce Chemin sacré qui fit le pont entre vie et mort et traverse l'illusion". Ryokan, qui est reconnu comme un des plus grand poète de la tradition chinoise et japonaise, sait nous faire partager discrètement quelques moments privilégiés de sa vie d'ermite, comme par exemple dans le poème ci-dessous :

Dans le calme près de la fenêtre

Je suis assis en posture de méditation vêtu de ma robe de moine

Nombril et nez alignés

Oreilles parallèles aux épaules,

Le clair de lune inonde la pièce.

La pluie s'arrête mais l'eau continue de couler goutte à goutte des montants de la fenêtre.

Parfait, ce moment —

Dans la vaste vacuité, ma compréhension s'approfondit.

Pour avoir plus d'informations sur les ermites dans différentes traditions, on peut lire le livre de Michel Jourdan, qui mène lui-même une vie retirée du monde La vie d'ermite

Et sur l'expérience spirituelle de la marche dans les forêts ou dans le désert notre ouvrage commun Marcher, méditer. Michel Jourdan excerce l'érémitisme avec passion, il m'a écrit récemment que cela fait trois ans qu'il n'a pas passé une nuit en dehors de son ermitage, et s'il a des visiteurs, il les rencontre à l'extérieur car son endroit est trop petit pourles loger.Il y a aussi l'ouvrage récent de du Moizon qui est paru sur les ermites actuels en France. Il en a dénombré environ trois cent.

Pour en revenir aux solitaires de l'Himalaya, je voudrais signaler le fait qu'en pratique on y trouve un grand mélange entre le bon et le mauvais. Cela a probablement toujours été comme cela. J'ai présenté au début de cet article quelques personnalités authentiques, on peut bien sûr en trouver d'autres, mais si on ne veut pas être frustré en s'en allant à leur recherche pour ceux qui le voudraient, il vaut mieux bien s'informer avant de partir. Moyennant cette mise en garde, on peut affirmer que la tradition des ermites de l'Himalaya se poursuit. Pour ma part, je peux dire que j'ai beaucoup appris, et je continue à beaucoup apprendre d'eux. Certes, tout le monde ne peut être ermite près du Toit du monde, mais tout le monde peut, me semble-t-il, trouver un coin un peu tranquille chez lui et s'y asseoir un temps donné chaque jour pour s'intérioriser dans la "grotte du coeur", —hridaya-gupha comme disent les Upanishads— un lieu de retraite idéal, et ancien s'il en est. A défaut d'être en ermitage, on a toujours la ressource d'avoir l'ermitage en soi, ou, en d'autres termes, d'être dans l'ermitage du Soi.
 
 
 
 

PAROLES DE SOLITUDE

L'ermite est celui qui sait partir à l'extérieur du monde extérieur pour pouvoir plonger à l'intérieur du monde intérieur.

J'ai eu la joie de renconter de ces ermites chez lesquels un état surnaturel était devenu naturel.

La vie en solitude est comme un séjour linguistique au pays du dedans, durant lequel on apprend vite et bien la langue du coeur.

Le voile de l'égo s'atténuant durant la retraite, la nature devient transparente à l'être humain, ainsi que l'être humain à la nature; et qu'est-ce que la transparence, si ce n'est un autre nom pour la joie?

Partir en solitude, c'est "prendre la tangente", comme on dit familièrement. La société et la plupart des gens tournent en rond, il y a un moment où on a la liberté de décider pour soi-même de se mettre à aller tout droit, ce qui est vécu par les autres comme "prendre la tangente": tout est relatif!

Les journées de méditation intensives sont comme de grand seaux d'eau qu'on jette sur le sol du psychisme pour le laver. On n'a pas besoin de se préoccuper du détail de tout ce qui a été rincé; on a versé suffisamment d'eau pour être sûr du résultat.

Nous sommes enserrés en permanence par une cotte de maille de désirs, de colères et de peurs entremêlés. L'ermite ne fait qu'enlever cette cotte de maille, la déposer et respirer.

Dans le regard du solitaire, l'Etre pur transparaît dans la nature et à travers tout et tous: il ne s'agit pas d'épihanie, il faudrait plutôt parler de "diaphanie".

Dans la solitude, le temps n'est ni long ni bref. Il n'est plus un axe longitudinal, il s'enroule au contraire sur lui- même comme une spirale, convergeant vers un centre qui n'est autre que le Non-temps.

Le vrai moine a fait face à sa propre solitude, et grâce à cela il peut rencontrer les autres dans leur solitude cachée, c'est-à-dire en un lieu de souffrance enfouie où eux-mêmes n'osent guère aller.

Le solitaire consume le léger voile qui sépare sa joie de la source de sa joie.

Pour le débutant, il est certain que l'oisiveté est la mère de tous les vices; mais pour celui qui est plus avancé, il est non moins certain que la tranquillité est la mère de toutes les vertus.

Dans la vie habituelle, , on court après le temps, ce n'est peut-être pas par hasard qu'on parle de la "vie courante". Dans la vrai retraite, par contre, c'est la perception même qu'on a du Temps qui cesse de courir.

Le soleil, haut dans le ciel, est solitaire : serait-ce à dire que le solitaire est solaire?

Dans la méditation du Yoga royal (Râja- Yoga), on fait revenir l'énergie à la Racine en quatre phases successives : des extrémités des membres jusqu'à leur racine, puis jusqu'à la racine des nerfs, puis jusqu'à cette racine de la moëlle qui est le cerveau, puis jusqu'à la "racine" de la tête qui est symboliquement le Ciel. La vie de solitude peut aussi être considérée globalement comme un retour à la Racine. 

Si des vêtements sont difficiles à laver, on les laisse tremper un certain temps et après la saleté s'en va pratiquement d'elle-même. Notre psychisme, notre égo sont les vêtements du Soi, et 'laisser tremper' pourrait être un autre nom pour 'vivre en retraite'. On s'aperçoit au bout d'un certain temps que des problèmes presque insolubles au départ ne se posent plus guère, ils sont tout simplement dissous.

Le solitaire ne l'est que d'un côté: de l'autre, il conserve un regard sur la société, il est "au bord" de celle-ci comme le point d'interrogation situé en bout de phrase.

Les liens sociaux font danser la marionnette de l'égo comme s'ils étaient des fils qui la tenaient: l'ermite en tranchant ces liens coupe les fils, et la poupée s'effondre au sol comme un tas de chiffons.

Si la plupat des prophètes sont passés par le désert, il doit y avoir une raison; elle est à mon avis simple à saisir : se taire suffisamment pour avoir réellement quelque chose à dire.

L'homme ordinaire attend des consolations de la religion, mais on peut dire paradoxalement que l'ermite, lui, console Dieu (con-solare, être avec celui qui et seul), car il tient complètement compagnie à cet Unique qui sinon demeure dans une demi- solitude, car les gens du monde ne lui consacre qu'une demi- attention.

L'ermite est un professionnel du non-faire, un spécialiste de l'universel et par dessus tout, un docteur ès- ignorance.

Il est des solitaires qui retournent vers le monde pour se mettre à donner des réponses; il en est qui restent en retraite pour continuer à poser question.
 
 


Histoires de départs





En Inde, le mariage n'est pas considéré comme un état définitif, à tout moment il peut laisser la place au départ pour la vie de moine, le sannyas. Comme le dit de façon laconique la Jabala Upanishad: "Au moment où il est saisi par le renoncement, qu'il parte". Certaines histoires peuvent inspirer et aider au discernement dans ce domaine, elles sont nombreuses dans la tradition plusieurs fois millénaire de l'hindouisme, nous nous limiterons à cinq d'entre elles qui me reviennent à l'esprit au moment où j'écris ces lignes et qui me semblent intuitivement bien représenter l'état d'esprit des spirituels de l'Inde. "Légend" signifie "ce qui doit être raconté" : un légende ou une histoire spîrituelle n'existe pleinement que quand elle est racontée et écoutée, ou écrite et lue: c'est pour cela que je suis heureux ici de contribuer ne serait-ce qu'un peu à continuer ce processus ancien si l'en est.
 
 

Assez dansé!

Un bel adolescent du nom de Candi voulut aller voir une représentation d'acrobates et de danseurs près de la maison de son père, qui était un riche marchand de la ville. Le chef de la petite troupe était réellement excellent, mais sa fille était encore plus excellente si l'on peut dire: belle comme la lune, elle savait danser comme une ondine. Instantanément, Candi tomba amoureux d'elle. De retour chez lui, il refusa de travailler et même de manger avant que son père n'ait demandé de sa part à l'acrobate de lui donner sa fille en mariage. Après avoir essayé la persuasion et la force, la carotte et le bâton pour faire bouger son fils de sa position, le père dut se résoudre et aller, la mort dans l'âme, parler d'alliance de famille avec ce forain qui après tout n'était qu'un nomade marginal. Celui-ci, à la place de sauter sur l'occasion de grimperdans l'échlle de la société, s'indigna plutôt : "Pour qui me prenez-vous, pensez-vous que je vais vendre ma fille pour un peu d'or à un rustre qui ne connaît même pas le b a ba de l'acrobatie. Jaamais de la vie, nous avons notre dignité decaste, quand même!"

Soulagement du père, désespoir du fils, jusqu'à ce que la passion dicte une solution à l'adolescent fiévreux : d'accord, il apprendrait l'acrobatie de a à z, et mériterait ainsi la main de la belle. Le beau- père éventuel, soupçonneux, posa comme condition que le jeune homme doive remporter un prix donné par un râja pour être accepté dans la famille. C'est ainsi qu'il se retrouva membre de la troupe et suyivit le long apprentissage de leur art. Au bout de douze ans, il en vint à jouer devant le râja de Bénarès. Il était en train de faire le poirier en haut d'une colonne quand il vit sur le bord du terrain où avait lieu la représentation un ascète qui mendiait son repas à la porte de la maison: une très jolie jeune femme était sortie et voulait lui donner encore plus de nourriture, à ce moment- là Candi saisit au vol seulement ces paroles du saint moine :" Ça suffit! Ça suffit!".

Juste à ce moment-là résonna aussi à ses oreilles une exlamation du râja "Bravo, fils de danseur, magnifique: demande-moi la récompense que tu veux, je te l'accorderai bien volontiers!". Un éclair de compréhension survint dans son esprit à la juxtaposition de ces deux situation, comme l'étincelle du choc de deux morceaux de silex . D'un tour de reins, il retomba sur ses pieds au sol, lança au roi : "Je ne suis pas un fils de danseur, ça suffit! J'ai assez dansé!", courut vers le vieux moine qui s'éloignait et devint son disciple.

Faire face

Il était une fois un pays où les règles étaient plutôt draconniennes : tout particulièrement, les voleurs de moutons y étaient très mal vus; si l'un d'eux était attrappé, on tatouait sur son front les deux lettres de l'infâmie: ST, c'est- à-dire "Sale Type!". Un jour, deux frères furent surpris en flagrant delit alors qu'ils subtilisaient discrètement quelques moutons, et ont eu droit illico au tatouage. Le premier, désespéré par se déshonneur, finit par s'enfuir de son pays et à errer à l'étranger; mais à chaque fois, on était intrigué par le "ST" sur son front et quelqu'un finissait par lui demander ce que cela signifiait. Il essayer de s'esquiver, mais la vérité remontait à la surface au bout du compte et il était obligé de nouveau de changer d'endroit pour fuir la honte. C'est ainsi que quand la mort est venue, il a été enterré dans un pays inconnu abandonné de tous.

Le plus jeune frère, lui, décida de faire face à l'opprobre et de se corriger. Petit à petit, son bon comportement améliora son image auprès des gens. Des années, des dizaines d'années même passèrent, et l'histoire du vol de moutons ainsi que la signification du tatouage s'effacèrent de la mémoire collective. Un jour, un nouveau- venu, intrigué demanda à un voisin la signification du tatouage sur le front du jeune frère devenu vieux depuis. L'autre ne put répondre précisément mais dit: "Ce que je sais pour l'avoir fréquenté, c'est qu'il s'agit d'un homme qui est proche de la perfection; à mon avis, ce ST doit être une abréviation pour saint"...
 
 

Petit dérapage, grande dégringolade

Il était une fois au pays de Magadha un célèbre yogui du nom d'Uddharamputra: il avait tellement de pouvoir qu'il pouvait léviter : il allait d'ailleurs tout les jours demander l'aumône au palais royal en empruntant la voie des airs : autant dire qu'il était accueilli avec déférence, c'était même le roi lui même qui lui servait son déjeuner quotidien dans une pièce à part. Un jour, celui-ci dut s'absenter et se demanda : "Qui dans le palais est assez pur pour servir sa nourriture à ce grand yogui? Je connais bien mes gens, et pour être honnête, je n'en vois aucun". Cependant, une idée jaillit soudain de son esprit: "C'est vrai, il y a Nirmala (Immaculée), la jeune fille de notre écuyer: elle n'a que seize ans et elle est pure comme une fleur de lotus sur une rivière de lait. Nous demanderons à la foule de sortir, et comme cela notre yogui pourra manger tranquillement. Ainsi fut fait. Pendant que Nirmala servait l'ascète, celui-ci ne put que remarquer son visage parfait et sa grâce consommée. Et quand elle lui demanda après le dessert :"Voulez-vous que je vous offre quelque chose en plus?", il fut soudain saisi du désir qu'elle lui donne beaucoup, beaucoup plus : il était tombé amoureux. Sentant que l'endroit devenait dangereux pour lui, il voulut reprendre la voie des airs pour quitter les lieux au plus tôt. Mais trop tard, son pouvoir avait déjà disparu: surpris, humilié, paniqué, il ne savait plus quoi faire. Finalement, il concocta toute une histoire pour sauver la face : "Le bon peuple de ce royaume, après tout, n'a jamais eu la grâce de me voir de près, puisque j'arrive toujours ici en lévitant. Aujourd'hui, pour changer, j'ai décidé dans ma grande compassion de revenir à mon ermitage en empruntant la grande route comme tout le monde. Qu'on se le dise!" Et effectivement, on se l'est dit et redit, les héraults du roi ont rapidement proclamé la bonne nouvelle, et en conséquence la plus grande partie de la population lui fit une haie d'honneur quand il quitta la ville. De l'extérieur, il s'agissait de son jour de gloire, mais à l'intérieur il savait bien qu'il avait déchu et pourquoi : jamais plus il n'a volé. 

Plus tard, plus tard...

Un jeune disciple, Ram, vint un jour voir son guru. "Je n'arrive vraiment pas à maîtriser mes désirs et mon mental. Que faire?" Le guru répondit :"Retourne dans le monde, marie-toi et reviens dans dix ans pour reprendre avec moi une sadhana intensive." C'est ce que fit le disciple. Cependant, au bout de dix ans, il avait si bien réussi dans la vie qu'il en avait oublié sa promesse au guru. Un jour, les jeunes enfants de Ram, un peu effrayés, vinrent lui dirent qu'il y avait à la porte un mendiant qui voulait le voir. Ram lui cria de loin de s'en aller, qu'il n'avait rien à lui donner; mais comme celui-ci insistait, il alla le voir et s'aperçut que c'était son guru. Il le reçut avec honneur et lui expliqua, un peu embarassé :"Les enfants son jeunes, ma femme n'est pas si indépendante, comment puis-je me soustraire à tant de responsabilités? Dans dix ans, les deux aînés seront mariés, je reviendrai avec toi." Dix ans plus tard, Ram s'excuse de nouveau quand le guru repasse : "Les deux aînés sont mariés, mais il n'ont pas l'expérience de la vie; et si je ne suis pas là pour faire la discipline, ils risquent de se disputer; laisse-moi sept ans." Le guru accepte, et sept ans plus tard, il est accueilli par un chien qui jappe à la porte. Il apprend que Ram est mort il y déjà plusieurs années, mais grâce à son pouvoir yoguique perçoit qu'il s'est réincarné sous la forme du chien de garde tellement il était attaché à sa famille. Ram- le chien se mit à argumenter son cas de nouveau : "Il y a des voleurs, et même des assassins alentour; comment pourraient-ils s'en tirer sans un chien de garde de première qualité?" Le guru accepte encore une fois les bonnes raisons du disciple, et prend de nouveau rendez-vous pour cinq ans plus tard.

Quand il revient, le chien est mort mais il aperçoit caché dans un coin un cobra venimeux; il reconnaît son disciple, et dit aux enfants d'assomer le cobra sans le tuer et de le lui donner. Trop content de se débarasser de cet animal dangereux qui avait osé venir se cacher chez eux, il suivent ce conseil. Quand Ram-le serpent se réveille, il est autour du cou du guru. Celui-ci lui dit : "Enfin, tu es avec moi, mais sous cette forme de serpent tu ne peux guère porofiter de mon enseignement!" Ram répond : "Grâce à votre compassion, j'ai compris pour de bon que les attachements étaient sans fin, et la leçon vaudra pour ma prochaine incarnation humaine..."
 
 







Tout de suite

"Je suis inquiète à propos de mon frère", dit une femme à son mari, parce qu'il s'oriente petit à petit versle renocement. Il dort sur des matelas plus durs, il réduit sa nourriture et progressivement augment le temps de ses pratiques spirituelles. "Je ne m'en fait absolument pas pour lui!" s'exclama le mari. "Pourquoi?" demanda son épouse. "Parce que lorsque le vrai renoncement survient, il se manifeste tout de suite!" "Comment peux-tu le savoir, tu n'as pas d'autre exprience que la vie de famille!" dit la femme sur un ton moqueur. Piqué au vif, l'homme déchira en deux son dhoti (pagne) et l'arrangea d'une façon plus simple à la manière des renonçants. Il partit pour ne jamais revenir. (histoire racontée par Ramakrishna)
 
 
 
 
 
 
 

Deuxième partie
 
 
 
 

"Je suis celui qui suis"



 
 
 

méditations sur Exode 3-14







Si nous nous intéressons aux liens possibles entre entre Bible et Védanta, il est naturel que nous développions particulièrement ce Nom que Dieu lui-même s'est donné en répondant à Moïse lors de l'épisode du buisson ardent: Je suis celui qui suis (Ex 3 14): Ramana Maharshi disait que s'il devait retenir une seule phrase de la Bible; ce serait celle-là. Nous commencerons par rappeler quelques interprétations juives puis chrétiennes de ce passage ainsi qu'une série de citations éclairantes de Maître Eckhart sur le sujet. Nous laisserons par contre les méditations sur le ehyeh selon la cabbale et le système des séphirots dont nous parlons d'une façon ou d'une autre dans la partie sur le judaïsme de notre livre Le mariage intérieur. Nous continuerons par une discussion de la relation du Je et du Tu en partant de la manière dont l'a présentée Martin Buber et parlerons des différentes facettes du rapport de la personne avec l'Absolu,et de la question de savoir s'il peut exister une personne absolue. Nous soulignerons au fur et à mesure les rapports principaux avec le védanta. Pour ce qui est de la connaissance des commentaires traditionnels du Je suis celui qui suis, nous sommes redevables à l'ouvrage collectif du Cerf Celui qui est ouvrage collectif réuni par E. Zum Brunn et Alain de Libéra, ce dernier et aussi un spécialiste de Maître Eckhart. Nous avons aussi publié déjà une étude générale sur mystique chrétienne et non-dualisme ainsi que sur la méditation dans l'hésychasme (l'école spirituelle des Pères du désert fondée sur le repos complet de l'esprit) par rapport à celle dans le védanta.

Etre et devenir : interprétations juives du Nom divin

Le sens principal de ce nom divin est clair: Je suis celui qui suis est l'Etre absolu. Il y a un Etre absolu avec lequel on peut communiquer; cette notion est commune à la Bible et au védanta. Reste maintenant à savoir si cet Etre est statique et dynamique et comment interpréter cette communication et le Je. Pour la première question, on pourrait dire que l'Etre Absolu est au-delà des contraires, il n'y a donc pas à le limiter à son aspect statique ou à celui qui est dynamique. Il est vrai, cependant, que le texte hébreu signifie plutôt "je serai celui que je serai", insistant sur un aspect évolutif de l'accompagnement d'Israël par YHWH dans l'histoire, alors que la traductin grecque ego ho ôn signifie "Je suis l'Etant" et a donc une nuance plus statique. Il y a en fait deux tendances: celle de l'onto-théologie, la théologie essentialiste qui insiste sur le suis, sur l'Etant, et celle plus personnaliste qui se centre sur le Je, sur l'existant. On peut aussi noter que la forme française la plus courante de la traduction Je suis celui qui suis est en fait un archaïsme, on dirait plutôt en langage actuel Je suis celui qui est; mais comme il s'agit avec le Tétragramme du Nom divin principal, la tradition n'a guère envie de le changer et l'archaïsme garde sa place. La traduction anglaise classique I am that I am est intéressante, car elle peut ête entendue I am That — I am, Je suis Cela —Je suis, ce qui devient une formulation complètement védantique.

L'expression hébraïque ehyeh asher ehyeh utilise la forme inaccomplie, imperfective d'haya qui signifie être, mais avec une nuance d'action, de devenir. Le sens est donc quelque chose comme je continuerai à être régulièrement ce que je suis. Là-dessus viennent se greffer des interprétations plus personnalistes. Elles se basent entre autres sur le fait que le verbe ehyeh est utilisé six autres fois dans la Bible en dehors de ce passage, à chaque fois avec la préposition im (avec) dans un contexte du genre Je suis avec toiJe suis avec ta bouche. A chaque fois, c'est YHWH qui parle. Rashi, le grand sage juif du Moyen-Age français, approuve cette interprétation selon laquelle l'Eternel est toujours présent pour aider Israël. Buber l'a reprise dans son livre Moïse publié en 1944 à une époque extrême où effectivement Israël avait grand besoin d'aide. La traduction Je serai ce que je serai seréfère à une notion de devenir indéfini et de création continuemais l’emploi du futur représente quand même un choix qui ne fait pas justice au présent éternel du Je suis constamment ce que je suis. Ailleurs dns la Bible, l'éternité divine est souvent soulignée comme sa qualité principale, comme par exemple dans Malachie 3 6 Oui, moi, le Seigneur, je ne change pas!

En fait, à la place d'affirmer Je suis celui qui suis, l'Eternel aurait pu se contenter de dire Je. Cela aurait suffit, car si une entité est capable de dire je cela veut dire qu'elle est, et même plus, qu'elle est ce qu'elle est. Le point délicat est de savoir s'il faut considérer ce Je comme personnel ou non. Pour le védanta, il est clair que le Je fondamental n'est je que de nom, il est en fait un avec le Soi, mais on lui garde cette appellation de Je car c'est en déconstruisant progressivement le je individuel qu'on arrive au Soi. Maître Eckhart considère aussi que ce Je fondamental correspond à la déité, une notion, nous l'avons vu, qu'en fait rien ne peut distinguer du Soi. La plupart des théologiens chrétiens n'insistent pas sur ce qu'on appelle l'appropriation, c'est à dire réduire le Je d'Ex 3 14 à une des personnes de la Trinité. Ils acceptent que c'est le Dieu Un qui s'exprime, même s'ils discernent dans son Nom une répartition trinitaire possible à laquelle nous reviendrons. Saint Thomas insiste sur le fait facile à comprendre que l'évidence de l'Etre qui se prouve d'elle-même n'est pas suffisante pour prouver l'existence d'un Dieu personnel. Celle-ci reste une matière de foi. Ceci nous ramène à la question de comment comprendre le Je qui parle dans Ex 3 14. Certaines traditions rabbiniques acceptées par Jérôme interprètent la parole adressée à Moïse comme prononcée par un ange. Dans la perspective du Yoga, on l'attribuerait volontiers au Maître intérieur. Je sais que les croyants traditionnels critiqueront cette idée en disant que cela dénie le tout autre divin; mais celui qui a vraiment compris la nature du Maître intérieur sait qu'il est de fait tout autre que l'égo. N'et-ce pas suffisant à le rendre fondamentalement tout autre?

Il y a un point faible dans l'interprétation personnaliste du Je suis celui qui suis. Si une personne se définit comme l'Etre pur, en quoi reste-t-elle une personne? N'est- ce par pour aider le croyant à faire le saut au-delà de la personne que c'est précisément ce Nom-là qui a été transmis en priorité à Moïse? En fait des cabbalistes avisés font remarquer que Moïse n'a sans doute pas transmis ce Nom au sens traditionnel du terme, car nul part on le décrit en train de l'utiliser dans des formules de prières, de bénédictions ou tout simplement pour le communiquer à quelque disciple lors d'un initiation. C'est sans doute que l'évidence de l'Etre pur dans toute sa force est difficile à recevoir pour le commun des croyants. Il s'agit finalement d'une expérience qui doit venir de l'intérieur.

Dans la cabbale encore, on interprète aussi Je suis celui qui suis en le comprenant Je suis comme celui avec qui je suis, c'est à dire que Dieu s'adapte aux projections que les fidèles font sur lui et y répond en les respectant. On retrouve cette idée dans la Bhagavad-Gita quand Krishna dit Quelque soit la façon dont on m'approche, c'est de cette façon que jevais vers les fidèles. Saint Paul parle dans le même sens mais au niveau du fidèle parfait, de la nécessité d'être tout à tous. Pour un sage dépourvu d'égo, on retrouve la même notion. Ma Anandamayi déclarait par exemple en réponse à la question "Ma, qui êtes-vous?" "Je suis comme un instrument de musique, selon la manière dont vous en jouez de cette même manière vous en entendrez le son", ou encore plus laconiquement: "Je suis ce que vous pensez que je suis." Un sage hassidique du XVIIIe siècle, Zousya, a eu cette réflexion célèbre : "Quand j'arriverai devant Dioeu au jour du jugement, il ne me demandera pas "Pourquoi n'as-tu pas été Moïse?" mais "Pourquoi n'as-tu pas été Zousya?""

Même un théologien comme Karl Barth qui aime relier le Je suis celui qui suis au Christ évite d'employer le mot de personne pour les membres de la Trinité (280). Il pense que ce terme, correspondant à prosopon en grec, a été délaissé non sans raison pour celui d'hypostase par les Pères des conciles d'Asie mineure. Les personnes de la Trinité n'ont pas grand chose à voir avec notre notion psychologique, affective, voir émotionnelle et revendicative de la personne qui a eu cours au XXe siècle. Barth parle plutôt de manière d'être (topos tes uparxeos, Seinswesen).

Résurrection et expérience de l'Etre pur : interprétations chrétiennes

Ceci nous amène à aborder les interprétations chrétiennes d’Ex 3 14. Dans les Matines de Pâques de certaines liturgies médiévales, la première parole qu’on attribuait au Christ ressuscité était Je suis celui qui suis (57) Dans les icônes, l’auréole du Christ transfiguré contient souvent, à côté de l’Alpha et de l‘Oméga, les trois lettres grecques O WN, ho ôn, l’étant, correspondant à Ex 3 14 et à Ap 4 8. Les Septantes, c’est à dire la version grecque de la Bible ont en effet pour texte ego eimi o ôn, je suis l’Etant, c’est une traduction que certains critiquent comme trop statique et trop pénétrée de platonisme grec. D’autres font remarquer qu’il suffit d’ajouter un chin (s) au Tétragramme YHWH pour en faire YSHWH, c’est à dire Ieshouah, le nom araméen de Jésus. Malgré cela, la tradition chrétienne reste prudente quand il s’agit d’approprier le Nom divin d’Ex 3 14 en le réduisant à la personne de Jésus. Certes, celui-ci dit plusieurs fois dans les Evangiles Je suis, dont l’affirmation célèbre Avant qu’Abraham fut, je suis, et on parle également dans l'Apocalypse de l’Agneau comme celui qui était, qui est et qui sera. (1 8). Cependant, les théologiens restent conscients que le Je suis celui qui suis concerne principalement le Dieu un. Alexandre de Halès, le maître de Saint Bonaventure à Paris au XIIIe siècle, afirme même: "Seul un pronom au neutre est apte à désigner l’essence divine. Au masculin ou féminin, il ne le peut pas." Ce n’est pas sans rappeler le tat, le Cela qui désigne l’Absolu dans les Oupanishads.

Des auteurs faisant partie du mouvement de la devotio moderna au XVe siècle comme Henri de Pomerio et Heimeric de Campo ont une interprétation intéresssante du début du Notre Père: ils incluent qui es dans la première formule après Notre Père, ce qui donne: ‘Notre Père qui es/ aux cieux que ton nom soit sanctifié/ sur terre que ta volonté soit faite’. Cette interprétation a l’intérêt de mettre en valeur le Je suis fondamental du Père. Comment comprendre alors Qu’aux cieux ton Nom soit sanctifié? Les cieux représentent ici le coeur des saints, on prie donc pour qu’ils parviennent à une vision divine complète. Cette compréhension a aussi l’intérêt de réveiller l’attention à propos d’une prière souvent répétée. Ces interprétations neuves, spirituelles du texte sacré sont par rapport à son sens littéral comme les flammes du Buisson ardent: elles l’entourent et le font resplendir sans pour autant le détruire. 

Rûmi, le mystique soufi du XIIIe siècle à Konya en Turquie, parle du Mont Sinaï. "Maintes fois, le Mont Sinaï a été ravagé à cause de l'amour, car c'est l'écho du Seigneur Shams-ud-din qui a résonné sur le Sinaï. L'éclat entourant son visage est devenu pour Dieu lui-même un objet d'envie. L'âme de Mohamed par amour pour lui s'écrit:" Oh! Quel désir!" (allusion à une tradition prophétique selon saquelle Mohammed a dit: "Oh, combien grand est le désir de voir mes frères" . Ici, Rûmi identifie complètement son maître Shams (le Soleil) de Tabriz au maître intérieur et en fait à l'Etre pur. Ce qui est choquant pour le milieu biblique est une attitude courante dans la tradition hindoue, et est conseillé dans le soufisme. 

Venons-en maintenant aux correspondances corporelles possibles du Je suis celui qui suis en méditation: on peut se représenter le Je suis du Père d’un côté du dos répondant en miroir au Je suis du Fils de l’autre côté. L’Esprit correspondrait alors au celui qui suis faisant le lien entre les deux, c’est à dire à la colonne. Une autre visualisation possible est de mettre le Je suis du Père au niveau de la tête, le celui qui cette fois-ci rapporté au Fils en tant qu’axe liant le Père et le monde dans la colonne et le suis évoquant la diffusion de l’Esprit dans l’être du monde de chaque côté du dos.

Karl Barth parle de la relation d’unité dans la Trinité comme l’union de celui qui se révèle (offenbarer, le Père), de la révélation (Offenbarung, le Fils) et de ce qui est révélé (Offenbare, l’Esprit). Cette fusion des trois termes sujet, action et objet évoque fortement ce qu’on appelle le triputi dans le védanta. Barth critique l’ontothéologie en disant ‘La pensée biblique préfère carrément recourir aux pires anthropomorphismes plutôt que de se laisser séduire par cette manière raffinée et définitive, (celle du platonisme et de sa distinction entre la réalité de l’immutabilité de Dieu et l’apparence de ses actions, qui retrouve en fait spontanément le védanta) de donner congé à Dieu." On peut déjà dire que l’Ancien Testament n’avait de toutes façons guère d’occasions de se laisser séduire par Platon, car sa partie la plus importante a été composée bien avant Platon et même les livres sacrés datant d’après n’impliquent pas que leurs auteurs aient eu connaissance de la pensée platonicienne. De plus, le fait que l’ontothéologie voit un stade, celui de la Déité au-delà du Dieu personnel ne signifie pas qu’elle donne congé, ou qu’elle déclare automatiquement la mort de celui-ci. Si l’ontothéologie n’a pu se développer comme une voie de connaissance complète à la manière du védanta en Inde, c’est dû à mon sens moins une faiblesse intrinsèque qu’à l’intolérance des partisans de la dévotion personnaliste. Il faut aussi rappeler que la théologie négative de Denys, qui est une ontothéologie, a fortement influencé la grande mystique et théologie médiévale, c’est un fait que Karl Barth semble oublier trop facilement.

Le sens principal du Je suis celui qui suis, c’est que l’Etre ne peut être un objet, ni un quid ni un aliquid mais est le Sujet pur. Cela a amené à dire que "Dieu ne sait pas cequ’il est parce qu’il n’est aucune chose". Le védanta dit aussi quelque chose dans ce sens à propos du sage qui a dépassé l’égo. On peut remarquer de plus que quand YHWH-Adonai parle de lui-même, il peut répéter deux fois la forme emphatique du je, anori, anori à la place du simple ani. Cela évoque le Je universel de la voie de la Connaissance. Job dit : Si Lui n’est pas, qui donc est ?(Jb 9 24) Toi qui seul es (Jb 14 4) Lui seul est (Jb 23 13) et la Sagesse affirme (23 13) Il n’ont pu Le comprendre, Lui qui est. Que reste-t-il alors de l’être du monde ? Est-il comme dévoré par le Je absolu? On ne peut pas dire qu’il n’existe pas puisqu’on le voit sous nos yeux . La seule solution logique est de comprendre qu’il n’existe qu’en apparence, à travers le filtre puissant de notre mental, et c’est cette solution que le védanta a développé systématiquement. Saint Thomas d'Aquin acceptait cette possibilité quand il disait ; "Il se peut que tout ce qui n'est pas Dieu n'existe pas"

Venons-en maintenant à Maître Eckhart . Lui aussi sentait cela quand il affirmait : Il est l’être de lui-même et de toutes choses et ainsi, en quelque façon, lui seul est qui est son propre être et l’être de toutes choses. Il affirme cela à la suite de Saint Augustin et de Saint Bernard . Dans le sum qui sum (Je suis celui qui suis), le sum signifie ultimement que l’Etre pur et nu est le sujet lui-même. Nous sommes ici en plein védanta. Le Je est antérieur à la distinction des personnes divines, il surplombe, inconnu, sa propre apparition sous forme du Père, on dirait qu'il est ajâta, non-né. Eckhart inverse la proposition des théologiens antérieurs Dieu est l’Etre en en faisant l’Etre est Dieu. Cela semble sage et avisé, car le premier point d’appui solide dans la recherche intérieure n’est-il pas le fait même qu’on existe, alors que la présence d’un Dieu personnel reste du domaine de la foi ?

Nous faisons souvent référence dans cet ouvrage, en lien avec le Yoga, à la notion d’énergie qui fonctionne comme une force divine à la fois à l’intérieur dans l’être humain et dans l’univers. Maître Eckhart sentait-il cela ? Il développe en effet un parallèle entre bullitio, le bouillonnement de l’amour intra-trinitaire et l’ebullitio, son débordement bouillonnant vers la création. Nous avons aussi parlé du Je fondamental qui n’est pas différent du Soi. Regardons ce que Maître Eckhart en dit en nous aidant du travail d’Alain de Libéra sur la question :

Le plus souvent, Je est le nom impersonnel d’une place sans emplacement, qui n’est ‘ni dans le monde ni hors du monde’, ‘ni dans le temps ni dans l’éternité’, qui n’a ‘ni extérieur ni intérieur’. C’est à partir de cette place que Dieu, le Père éternel, diffuse la plénitude et l’abîme de toute sa déité. … Maître Eckhart dit "Tout demeure l’Un qui jaillit en lui- même". Ego, le mot Je n’appartient en propre à personne sinon à Dieu seul dans son unité.’(id) … "Il n’existe pas de séparation entre Dieu et toutes choses, car Dieu est en toutes choses : il leur est plus intime qu’elles ne le sont à elles-mêmes. Ainsi, il n’existe pas de séparation entre Dieu et toutes choses." Cette tâche est une tâche ontologique : "Dieu doit absolument devenir moi et moi absolument devenir Dieu, si totalement que un que ce ‘lui’ et ce ‘moi’ deviennent et soient un ‘est’, et opèrent éternellement en une seule oeuvre, dans l’être-Lui" (id)

Le Je et le Tu, ou les paradoxes non-dualistes de Martin Buber

En apparence, Martin Buber a écrit un livre en 1923, Ich und Du, pour défendre la croyance biblique dans le Tu divin contre les conceptions orientales non-dualistes. L'ouvrage est cité dans ce sens, mais quand on a la curiosité de l'ouvrir et de lire le texte même de bout en bout, il y a une image toute différente qui ressort. Si l'on prend la peine de traduire quelques notions non pas d'après les mots mais d'après le sens que leur donne Buber dans son écrit, on s'aperçoit que la plupart de ses idées rejoignent les conceptions du védanta. Le malentendu est venu du fait que lui-même ne semblait pas avoir une idée claire du non-dualisme de l'Inde, malgré ses connaissances de philosophie occidentale et bien sûr de hassidisme et comme cette méconnaissance persiste dans un certain nombre de cercles chrétiens — en dépit de la plus grande quantité et qualité de textes disponibles — j'ai pensé qu'il pourrait être utile de reprendre en quelques pages cette distinction du Je et du Tu, et de voir quelle est leur relation avec la non-dualité. Je ne prétend pas faire le tour de cette question sur laquelle les meilleurs esprits ont médité depuis des millénaires, mais seulement clarifier quelques points.

Il faut déjà mentionner le fait que 90% des hindous suivent une voie dualiste, où ils adorent un Dieu personnel et où ils Lui demande sa grâce comme on fait dans la Bible. Cependant, ils sont ouverts à une transition vers le non- dualisme à partir d'un certain niveau d'intensité de l'expérience, c'est une transformation qui a certes plus de mal à s'exprimer au sein des religions du Livre.

Puisque le chapitre où nous sommes est consacré au Je suis celui qui suis, nous pouvons commencer par examiner ce que Buber en dit :"La parole de la Révélation, c'est Je suis celui qui suis. Ce qui se révèle, c'est ce qui se révèle. L'être est, rien de plus. La source éternelle de force jaillit, le contact éternel nous attend, la voix éternelle résonne -rien de plus". Dès cette première citation, on s'aperçoit que le Je de Buber est moins personnel, plus universel que ce à quoi on aurait pu s'attendre.

Il soutient aussi que le Je ne peut- être séparé du Tu, ils sont en fait les deux pôles de la même entité. Même s'il maintient ici un dualisme, il faut remarquer qu'il tend clairement vers la non- dualité. C'est bien parce qu'on reconnaît en Inde l'évidence habituelle du je et du tu dans le mnde relatif qu'on parle de non-dualisme et non de monisme. On dépasse constamment la paire de contraires, je et tu, expérimentée au quotidien pour aller vers une unité qu'on peut plus expérimenter que concevoir.

Buber insiste en fait sur une recherche d'un Je universel, qu'il baptise "personne" par opposition à l'individu, mais qui semble plus proche du Je universel du Védanta que de la notion habituelle et occidentale de personne : "La personne dit : Je suis; l'individu dit : je suis ainsi. Connais-toi toi-même, cela signifie pour la personne : connais-toi toi-même comme être et pour l'individu : connais ton mode d'être. L'individu, en se distinguant des autres êtres, s'éloigne de l'Etre." [cet "individu non distingué des autres êtres" n'est-il pas bien proche du Soi védantique?] Le "revirement" vers Dieu vient d'après Buber d'une phase de désespoir qui survient en faisant la différence entre le Je réel et le Je irréel. C'est la voie même de la Connaissance, avec cependant la notion de désespoir qui lui est rajoutée.

Il faut attendre les deux tiers du livre pour que l'auteur émette sans aucun ambages une idée fondamentalement védantique : "Le Je est ici la périphrase d'un mot que nous n'avons pas et qui désignerait un Soi sans Je." C'est bien parce qu'il n'ya pas de mots pour désigner exactement cette transition du petit "je" individuel vers le Soi qu'en sanskrit on parle dans les deux cas d'âtma, "soi-même", les traducteurs introduisant une majuscule (il n'y en a pas en sanskrit) quand ils sentent d'après le contexte qu'il s'agit du Soi.

La voie contemplative est une dissolution progressive du je individuel : si Buber ne souscrivait pas à cette notion, pourquoi dirait-il : "Nous ne pouvons parler avec Dieu que lorsque plus rien ne parle en nous?" Est-ce que la première chose qui a tendance a s'exprimer lorsque l'on sort du silence complet de la méditation profonde n'est pas le "je", par exemle déjà ce "je" corporel qui s'impose à notre conscience automatiquement quand on se réveille par exemple, qu'on se pince et qu'on se dit : "Moi, c'est moi!"?. 

Le Tu est en fait un appât pour amener le poisson de la conscience à sortir de la mare de l'égo, cela ne veut pas dire qu'il est 100% personnel : "Crois à la simple magie de la vie, crois que l'on peut vivre au service du Tout...Toute parole fausserait les faits : les êtres vivent autour de toi, et quel que soit celui dont tu t'approches, tu arrives toujours à l'Etre". En d'autres termes, nous pouvons dire que certes, le Tu existe, mais il est ultimement impersonnel, puisqu'il débouche à chaque fois sur l'Etre fondamental.

Il faut bien comprendre qu'il y a deux "Cela" : le "Cela" en-deçà désigne le monde matériel et inerte, et c'est celui duquel parle Buber dans son langage. Par contre, le "Cela" du védanta est à l'opposé, il se trouve au- delà, il désigne la conscience pure. Ultimement, les deux se rejoignent en une seule prise de conscience, mais en pratique, le premier est mâyâ, couverture qui voile le second qui, lui, est conscience fondamentale. Celle-ci est désignée dans le langage de Buber par le Tu qui est à la base de tout mais a cependant du mal à percer "la croûte de la réalité matérielle", c'est "la haute mélancolie de notre destinée" et ce que les védantins appellent mâyâ. A ce moment-là, quand Buber affirme que le "Cela" est une allégorie et le "Tu" la Réalité consciente, il est d'accord avec les non-dualistes à condition de savoir traduire non pas les mots, mais les concepts que l'auteur met par dessous, c'est-à-dire à condition de parler de Tu comme la Réalité consciente(tat, littéralement "cela") et du celaqusens de Buber comme mâyâ. Tout ceci est une question de prise de conscience, de compréhension et de connaissance spirituelle, Buber le reconnaît quand il dit : "Cesser de croire à la servitude, c'est devenir libre", ou encore : "On peut se rendre maître d'un cauchemar en l'appelant par son nom véritable".

Le Tu est en quelque sorte la quintessence des relations : "La continuité du monde du Tu est faite de ce privilège : les moments isolés de la relation se groupent pour former une vie universelle de liens réciproques" Y a-t-il une grande différence entre cette sorte de Tu universel et le Soi dont parle par exemple la Brihad-Aranyaka Upanishad : " Ce n'est pas pour l'amour du mari que le mari est cher, mais pour l'amour de l'Atman (et ainsi de suite à propos de la femme, des enfants, etc...)" (Br. Ar. Up. 4. 5. 5)?

C'est pour cela que Je parle de paradoxe à propos de Buber : ni le Je ni le Tu qu'il met en avant ne sont réellement personnels. Pourquoi alors insite-t-il tant dessus, et avec lui ceux qui suivent une voie dévotionnelle? Il s'agit à l'évidence d'éveiller la force de l'amour spirituel, il le dit d'ailleurs clairement : "c'est en vertu de sa capacité de relation seulement que l'homme peut vivre en esprit". En Inde on l'appelle la kundalini shakti, et cette force vitale fondamentale ne devient active pour assister le travail spirituel que lorsque son courant s'inverse et se dirige vers le haut.

C'est ce que Buber appelle le "revirement", Mme Guyon,elle, parlait dans le même sens de "recoulement" : "Le dogme du cours inéluctable des choses ne laisse pas de place à la liberté ni à sa révélation la plus concrète, celle dont la force paisible change la face de la terre : le revirement... La seule chose qui puisse devenir fatale à l'homme, c'est de croire à la fatalité" Buber parle de l'amour comme d'une "radiation cosmique". Nous sommes proche de la notion de champ unifié chère au védantins modernes. L'amour semble rajouter un côté personnel, mais si on suit l'image de Buber, une radiation cosmique est là pour tout le monde et peut difficilement être considérée comme personnelle.

A certains moments, Buber tombe dans la polémique, par exemple quand il reproche à la non- dualité d'être trop influencé par l'idée d'union sexuelle et qu'il dit : "La fiction, si noble qu'elle soit, n'est que fétiche, la croyance la plus sublime n'est qu'un vice": il s'agit d'un argument qu'on pourrait faiclement retourner si on le voulait contre sa présentation du Je et du Tu. Par ailleurs, il essaie d'associer automatiquement la notion de Soi à celle de repliement sur soi; ceux qui connaissent un minimum de non-dualisme savent bien que le Soi correspond au contraire à l'idée d'expansion maxima. Ce genre de qualifications n'aide pas à la discussion, de même que cela n'aiderait pas de qualifier a priori la notion de "Tu" de Buber de délire érotomanique d'une personne qui se sent perdu dans le vaste monde et qui imagine pour se consoler qu'il y a une autre personne très importante qui l'aime. Dire comme les psychologues que cette personne "délire dans le domaine de son désir" est une explication un peu courte.

En fait, Buber en arrive à une extension de la notion de relation qui évoque fort la non-dualité : "Dans la relation pure, tu t'es senti plus libre que tu ne l'as jamais été auparavant ni nulle part ailleurs, créature et créateur". En d'autres siècles, il aurait pu facilement être brûlé pour de telles affirmations confondant la créature et son auteur. La meilleure façon de réconcilier tous ces paradoxes est à mon sens de comprendre que l'intensité du "personnel" et de l'"impersonnel" peuvent croître en même temps. Les sages de l'Inde insistent là dessus: quelqu'un par exemple comme Jñaneshwar, qui vivait au Moyen-Age au Maharashtra était un grande figure du non-dualisme; cependant, en même temps, il avait une dévotion sans borne à son gourou, Nivrittinath, qui n'était autre que son frère aîné. Ceci montre que les deux pôles du personnel et de l'impersonnel peuvent aller de pair, surtout si le mystqiue a atteint un niveau suffisamment élevé. Même dans les mots français, on pourrait faire remarquer que "Tu" et "Tout" sont proches. Si on introduit dans le "tu" a priori personnel plus d'universel (le cercle du o), il deviendra sa propre origine et sa propre fin (répétition du t), il se transformera dans le Tout non pas par opposition au "Je" mais en union avec lui.

Raimon Panikkar et l'expérience cosmothéandrique

La rencontre des religions et des cultures, en particulier de l'hindouisme et du christianisme, est un sujet de réflexion central dans la pensée de Panikkar, on peut dire qu'il l'a dans les gènes puisque son père est du Kérala, la province qui constitue la pointe sud-ouest de l'Inde, et sa mère d'Espagne, plus précisément de Catalogne, une région qui est elle-même multiculturelle et géographiquement aussi bien que linguistiquement à cheval entre Espagne et France. Je l'ai rencontré en décembre 1999 à Sarnath, l'endroit de la première prédication du Bouddha près de Bénarès. Il venait présider un séminaire de la Fondation Abhishiktananda (le Père Henri Le Saux) organisé à l'Institut tibétain, et dont la dernière séance publique s'est déroulée en présence du Dalaï-Lama. Il était venu le rencontrer là malgré ses 81 ans et des problèmes de santé. Il s'agissait de retrouvailles, car il faisait partie du comité qui avait accueilli le chef des Tibétains à Sarnath quand il venait de fuir Lhassa et l'occupation chinoise en 1959.

Panikkar a publié une trentaine de livres et environ trois cent essais, il a vécu longtemps à Bénarès comme prêtre catholique, a écrit un livre de références sur les Védas, était ami du Père Le Saux et a enseigné les religions comparées aux Etats-Unis. Il sait de nombreuses langues, au point qu'on le qualifie de "pierre de Rosette" tellement il est capable de traduire non seulement les mots, mais les notions clés d'une culture à l'autre.

Il a appelé un de ses derniers ouvrages de synthèse L'expérience cosmothéandrique. Il souligne que la nouvelle conscience religieuse, comme les diverses traditions, doit sans cesse revenir sur le rapport entre trois pôles: Dieu ou l'Absolu, le monde et l'homme. En pratique, elle devra aller dans le sens de l'unité sans confusion de ces trois expériences, d'où le nom cosmothéandrique, aner, andros correspondant à l'homme. Il y a eu trois phases dans l'histoire humaine, pré-historique où l'être humain adorait diverses forces personnalisées de la nature et les ancêtres, en ce sens il y avait une orientation vers le passé; l'époque historique avec l'émergence du culte d'un Dieu personnel est caractérisée par un regard tourné vers l'avenir, l'eschatologie et le salut futur. Nous en arrivons finalement maintenant à la période de conscience transhistorique : "Dans la vision transhistorique et théanthropocosmique de l'univers, l'être humain se trouve avec des degrès variés d'harmonie et de tension, au sein d'une réalité cosmothéandrique dans laquelle toutes les forces de l'univers —de l'électromagnétique jusqu'à l'énergie divine, de l'angélique jusquà l'humaine— sont enchevêtrées. Il vit surtout dans le présent. Il est très prudent à propos de l'adoration. S'il doit révérer quelque chose, ce sera l'intersection du passé et du futur, du divin et de l'humain."

Le christianisme a beaucoup fait pour associer Dieu à l'Etre pur. Par contre, "dans le bouddhisme, les choses sont, mais l'être pur figé est une contradiction. L'être n'est ni un attribut, ni un sujet, ce qui est, c'est la fluidité du verbe "être"". Panikkar est d'avis que l'interprétation d'Ex 3 14 "Je serai ce que je serai" qu'ont développé des penseurs du XXe siècle en soulignant qu'elle était plus proche de l'original hébraïque est en fait entachée de la conscience historique qui a marqué ce siècle qui veint de s'écouler; mais maintenant nous évoluons actuellement vers une conscience transhistorique, sans pour autant régresser aux cultures primordiales d'avant l'écrit qui n'avaient guère de notion de temps historique. Panikkar recherche une voie du juste milieu entre "la paranoïa du monisme et la schizophrénie du dualisme". On pourrait parler aussi de mégalomanie du monisme mal compris quand l'égo, à la place de se dissoudre dans l'un, se gonfle et enfle ses défauts du même coup. Les gens du commun et les sages ont toujours perçu cette voie du milieu, mais les théoriciens et chefs religieux ont eu tendance à tomber dans des positions extrêmes.

Etre en soi, être en paix

Comme nous l'ont montré les réflexions de Panikkar, nous vivons actuellement dans un siècle plus ouvert où l'on peut discuter des questions profondes en se heurtant moins qu'auparavant à des réactions émotionnelles-dévotionnelles qui sinon limitent les échanges et comparaisons. Il faut déjà signaler que j'aurai tendance à parler de non-dualité plutôt que d'advaita ou de védanta, car la pensée non-duelle a une assise bien plus large que l'Inde elle-même, le dzogchen tibétain ou le zen par exemple sont des pensées typiquement non-duelles en dehors de la terre indienne. En Inde, on appelle astik celui qui est religieux, et nastik le mécréant. Asti signifie en fait "il est", sont donc religieux fondamentalement ceux qui croient en l'Etre.

Il y a un certain nombre d'avantage à insister sur l'aspect d'être de Dieu, comme l'a fait la théologie médiévale et encore plus le non-dualisme indien dans ses formes intermédiaires qui donnent une place à un Dieu personnel (le non-dualisme "mitigé" de Ramanuja par exemple): déjà, le philosophe et l'homme de bons sens peut croire en un tel Dieu facilement : personne ne doute qu'il soit ou que le monde soit, et donc il peut prendre appui là-dessus pour sa réflexion métaphysique. Comme le reconnaissent les théologiens eux-mêmes, la croyance au Dieu personnel retera toujours du domaine de la foi. Si Dieu est l'Etre fondamental, cela signifie que le monde est son corps, et que nous ne pouvons pas fondamentalement aller contre Dieu puisque nous sommes une partie de lui- même. De plus, les différents dieux sont toutes les manifestations du même Etre. Cela pose évidemment la question de l'existence du mal, que le dogme chrétien estime éternel et lui donne un lieu qui est l'enfer. En Inde, il y a une sorte de consensus pour dire qu'au niveau de l'itinéraire d'une personne de réincarnation en réincarnation, le mal est une manifestation temporaire qui sera finalement résolu quand elle arrivera à la libération.

Peut-on aimer l'Etre, puisque nous sommes déjà une partie de celui-ci? Oui et non : tant que nous sommes dans l'ignorance et l'oubli, il est bon d'aimer l'Etre pour mieux s'en souvenir, mais une fois que l'on baigne dans l'expérience d'unité, le mouvement de l'amour s'apaise en un repos pur. Certes les gens qui suivent la voie de la dévotion diront qu'ils préférent rester indéfiniment en mouvement, mais l'expérience même de l'amour ordinaire montre que celui-ci mène à un repos lorsqu'il est satisfait. L'amour est un feu qui brûle, il y a moment où l'on sera entièrement consumé. C'est ce que suggère le texte latin de Jn 17 22, 23, durant le discours de la dernière Cène : Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée pour qu'ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, afin qu'il soient consumés dans l'Unité (ut sint ipsi consumati in unum dit la Vulgate). Etre consumé dans l'Unité, n'est-ce pas le mouvement-même de la non-dualité?

Il y a une autre parole importante de Jésus dans le même discours qui peut soutenir une théologie de l'Etre : expedit vobis ut ego vadam Il est bon pour vous que je m'en aille (Jn 16 7). Il s'agit en fait d'une parole fondatrice de la théologie apophatique. La forme physique de Jésus va disparaître des yeux des Apôtres, cela va les pousser à se rattacher plus directement à l'Etre pur, même s'ils le perçoivent dans leur cas par le canal du Christ cosmique.

Cette question de l'unité est à la base de la quête mystique : voici ce qu'en disait par exemple Rabindranath Tagore, ce poéte-prophète et prix Nobel de littérature que nombre de bengalis aiment encore appeler "gurudev" :

Ce principe d'unité est le mystère des mystères. L'existence de la dualité nous fait immédiatement nous poser une question, et nous cherchons la solution dans le Un. Quand enfin nous trouvons une relation entre les deux, et donc les voyons comme un en esssence, nous sentons que nous sommes venus à la vérité. Et alors nous énonçons ce paradoxe des plus stupéfiants, selon lequel le Un apparaît comme multiple, que l'apparence est l'opposé de la vérité et pourtant qu'elle lui et inséparablement associée. Le passage vers le Dieu en tant qu'Etre pur est certainement plus facile pour des juifs que pour des chrétiens : ceux-ci sont attachés à l'aspect personnel de Jésus, tandis que YHWH, même s'il s'exprime abondamment dans l'Ancien Testament et a même ses émotions semble-t-il, n'a aucune forme physique et reste celui qui s'est directement défini comme "Je suis celui qui suis". Voici comment Rabbi Nahman de Braslav (1722- 1810) évoque cette unité divine: Il faut s'inclure soi-même dans l'unité de Dieu, laquelle constitue l'Existence impérative. Une personne ne saurait être digne d'une telle dimension —à moins qu'elle n'anéantisse son égo— et ceci ne peut s'accomplir sans l'aide de la méditation (hitbodédout). Lorsqu'un être médite et exprime ses pensés devant Dieu, il est à même de supprimer tous ses désirs et traits diaboliques. Ainsi peut-il enfin dépasser son corps physique et rejoindre la Racine absolue" Siméon bar Yochai, que la tradition présente comme l'inspirateur du Zohar, se place d'un point de vue typiquement non-duel au début d'un de ses discours : "Je ne dis pas au ciel de prêter l'oreille ni à la terre d'entendre, car nous sommes nous-même le fond qui supporte les mondes." La cabbalistes désignent souvent la Réalité suprême par En Sof: voici ce qu'en dit Sholem : "Cette dernière désignation révèle le caractère impersonnel de cet aspect du Dieu caché selon le point de vue humain, aussi clairement et peut-être même plus clairement que les autres expressions. Elle signifie "l'Infini" comme tel; non pas, comme on l'a souvent suggéré, "Celui qui est infini", mais "ce qui est infini". Il est clair qu'avec ce postulat d'une réalité fondamentale en Dieu, qui ne devient personne, ou n'apparaît comme personne, que dans le processus de la création ou de la révélation, le cabbalisme abandonne la base personnaliste de la conception de Dieu dans la Bible". 

D'après le Zohar, le mystique doit rechercher l'Etre lui-même, et ne pas s'attacher ou idolâtrer des visages de l'Etre qui ont pu l'aider à un moment ou à un autre de son évolution. On y raconte l'apologue suivant : 

"Un roi voulut protéger son serviteur. Il lui dit : Façonnne un sceau à l'image de mon sceau, aussi longtemps que cette image apparaîtra sur toi, tout le monde te craindra et te redoutera. Ensuite, à cause d'un amour plus grand par lequel le roi se mit à le chérir, il remit entre ses mains son propre sceau de cire très éminent; dès que [le serviteur] eut entre les mains le sceau très éminent du roi, il abandonna la copie qu'il en avait faite. Si ce serviteur avait repoussé le sceau très éminent du roi au profit du sceau qu'il avait façonné, à l'évidence ce serviteur aurait été passible de la peine de mort, parce qu'il eût déshonoré le sceau du Roi d'en haut qui réside sur nous au profit de l'image que nous en avons fabriquée". 

Moïse, semble-t-il, n'a pas transmis de Nom divin: "Je suis celui qui suis" en initiant des disciples comme on le fait traditionnellement. C'est peut-être que c'est à chacun de faire l'expérience par lui-même de l'Etre pur. Moïse a reçu le Nom car il a lui-même expérimenté jusqu'à la dernière fibre de son coeur son propre être, alors que les autres savaient intellectuellement qu'ils étaient, mais ne faisaient pas de cette conscience une expérience stable et continue. Les autres sentaient à propos de Dieu qu'Il est, mais Moïse savait au plus intime de lui-même qu'Il est Je suis. Cela a entraîné sa déification jusqu'à un certain point qu'on ne peut préciser. YHWH lui dit dans l'Exode : Vois, j'ai fait de toi un dieu pour Pharaon, et Aaron, ton frère, sera ton prophète (Ex 7 1). Il faut rappeler qu'il n'y a pas de majuscule en hébreu , on pourrait donc écrire Dieu ausi bien. En esprit, le contemplatif s'identifie à Moïse, c'est son corps lui- même qui devient le Sinaï et au sommet de lui-même résonne le : "Je suis celui qui suis". 

Nous sommes aussi nou-mêmes le bon berger qui abandonne ses 99 brebis pour s'en aller à la recherche de la centième qui s'est perdue: il s'agit de la conscience de notre être que nous perdons si facilement: c'est quand nous pouvons mettre celle-ci tout joyeux sur les épaules (Lc 15 6) que nous progressons dans la voie spirituelle. De même, il ne faut pas hésiter à allumer une lampe, balayer la maison et chercher avec soin (Lc 15 8) pour pouvoir retrouver la drachme perdue, c'est-à-dire toucher le fondement de l'Etre grâce au discernement entre ce qui est réel et ne l'est pas, entre la pièce d'or et la poussière du sol.

On a tendance à trop opposer l'immanence et la transcendance : la première est comme l'intérieur du cercle, et la seconde son extérieur; on peut d'un seul coup d'oeil embrasser les deux. Il y a un bonheur inhérent à la réunion des deux en un : cela est perceptible par exemple dans le réflexe de frapper les mains de joie, on fait se rencontrer les deux latéralités, la gauche et la droite, en un lieu unique qui est celui du contact entre les paumes. 

L'Etre pur est comme un océan capable de digérer et dissoudre ces organismes mentaux que sont les questions. En cela, il n'est pas sans rapport avec le sommeil profond, car quelle question peut soutenir le pouvoir dissolvant de celui-ci?

Il y a une affirmation de Paul qui revient souvent sous la plume de mystiques chrétiens: Celui qui s'unit à Dieu n'est avec Lui qu'un seul esprit (1 Cor 6 17). Comme on ne décrit pas Dieu avec un corps — ce serait de l'idolâtrie car Il est pur esprit — on peut dire qu'être un seul esprit avec Dieu revient à être Dieu, il y a une logique difficilement contournable dans ce raisonnement simple. Comme le dit Jean de la Croix il existe un niveau où "l'âme est tellement spiritualisée, illuminée, affinée que la divinité transparaît à travers. Le tissu n'est plus qu'un toile d'araignée, c'est même beaucoup moins encore. Voyant les chose comme Dieu les voit, elle les apprécie comme Dieu les apprécie". J'ai donné d'autres aperçus de la tendance non-duelle des grands mystiques chrétiens ailleurs. On pourrait multiplier les citations, mais autant résumer en une image ce à quoi tend ce qu'ils indiquent à mi-mot : lorsque l'inondation de l'expérience non-duelle survient, il n'y a pas lieu de s'attacher aux étangs ou bassins du dualisme qui sont de toutes façons en train d'être submergés.

Si on médite sur le symbole de l'union de l'eau et du vin pendant la messe, ou en général, l'eau est certes différente du vin avant qu'on l'y verse, mais après, qui pourrait les distinguer? Comment serait-il possible d'affirmer que l'eau est devenue vin par participation seulement?

La lange française nous fait une sorte de clin d'oeil non-dualiste si on sait remarquer que le nom Jésus et Je suis ne diffèrent en fait que par un i : c'est comme si Jésus voulait nous indiquer par là de comprendre sa déclaration bien connue Je suis la Voie, la Vérité est la Vie comme "Je suis" est la Voie, la Vérité et la Vie. Une fois de plus, il s'agit d'oser faire le pas du personnel vers ce qu'il y a au-delà. On trouve un autre clin d'oeil non dualiste — non seulement dans le français cette fois-ci, mais dans la grammaire de nombreuses autres langues. C'est le suivant : quand on dit "vision de Dieu", cela peut signifier la vision qu'on a de Dieu, mais aussi la vision qu'a Dieu de nous. D'un point de vue plus élevé, les deux regards ne seraient-ils pas un?

Jean de la Croix était influencé par Plotin et a rendu acceptable un certain nombre des idées de ce néo-platonicien aux chrétiens de l'ère moderne. Il dit par exemple dans son commentaire du Cantique spirituel : "Il n'y a pas d'autres termes pour "voir Dieu" que cela (aquello)". Parler du Divin comme "cela" nous renvoie directement au tat (signifiant aussi cela) du védanta. C'est la nature même de la conscience et de l'amour de dévorer à la fois le sujet et l'objet comme le feu gngne deux bûches contigües. Marguerite Porète écrit à ce propos : 

"Il n'y a pas de nature de feu qui n'attire en elle quelque matière, car le feu fait une seule chose de lui-même et de la matière —non pas deux mais une seule— il en va de même de ceux dont nous parlons : Amour attire toute leur matière en lui, et c'est une même chose qu'Amour et que ces âmes —non pas deux— car il y aurait discorde entre elles, mais une seule chose, et pour autant il y a concorde." Ailleurs dans Le Miroir..., il y a un tout un développement qui dit en substance : "Il n'y a rien d'autre que Dieu, je suis donc aussi Dieu" Il est intérssant de rapprocher un grand principe de la scholastique médiévale : Quidquid est in Deo Deus est "Quiconque est en Dieu est Dieu" et ce que dit Paul à Athènes quand il s'adresse à l'Aéropage : "dans ce divin nous avons la vie, le mouvement et l'être" : si notre être est part du divin, c'est qu'il est divin, il y a là une logique difficile à contourner.

Cette unité entre Dieu et la créature ne peut survenir que par l'abandon du moi fondamental, il y a un accord ici entre l'Orient et l'Occident. Voici ce qu'en dit par exemple l'anonyme anglais qui a rédigé Le Nuage d'inconnaisance : "Rien ne me mène si près de Dieu, et si loin du monde, que cette expérience simple et directe, cette abandon de mon moi fondamental"... A ce moment-là je pourrai "adorer Dieu avec toute ma substance " Cette disparition de l'égo permet de résoudre un paradoxe important de la Bible. YHWH dit dans l'Exode à Moïse: Tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre (Ex 33 20) et ailleurs une bénédiction du livre des Nombres est ainsi formulée : Que YHWH te découvre sa face et t'apporte la paix (Nb 6 26). Il n'y a qu'une seule solution, me semble-il, à ce dilemne : il faut que l'égo meure afin qu'on puisse enfin voir Dieu et en même temps demeurer dans la paix.

On présente comme modèle de la dévotion ce paysan que le Curé d'Ars voyait régulièrement dans son église en face du Saint- Sacrement. Il lui a demandé un jour ce qu'il faisait là, et l'homme lui a répondu : "je Le regarde, et Il me regarde". Il et sûr qu'il y a dans cette échange visuel le signe d'une relation d'amour, mais elle implique néanmoins une distinction qui demeure entre l'objet et le sujet et donc une trace d'égo qui persiste. Le mot même re-gard implique l'idée "garder à nouveau". Quand on re-garde, on prend une image et on la conserve, on la thésaurise en soi. Pour dépasser cette attitude, le mieux paraît être de méditer sur le fait que c'est Dieu qui se regarde lui-même à travers nos yeux, ainsi la racine de la thésaurisation disparîtra. 

Une objection qu'on fait souvent à la voie de la Connaissance, c'est de dire qu'une conscience continue du Je suis est concrètement très difficile, et donc que cette voie est à peine praticable. Cependant, un souvenir continu de l'amour de Dieu est aussi le fruit d'un travail de très longue haleine, cela n'empêche pas de se mettre à l'oeuvre ici et maintenant. La voie de la dévotion a pour "ombre" au sens jungien du terme la dépendance et l'intolérance, celle de la connaissance, l'arrogance et l'indifférence. La coexistence des deux crée des frictions qui ont été évoquées avec un sens de l'humour et de la profondeur par Douglas Harding dans son ouvrage Le procès de l'homme qui disait qu'il était Dieu. L'indifférence que peut entraîner une doctrine non-duelle chez quelqu'un qui n'y pas préparé a certainement contribué à ce que les enseignants de védanta et des Oupanishads et des périodes postérieures gardent leur doctrine dans le cadre de l'inititation. Le mot même Oupanishads fait référence à un enseignement privé entre gourou et disciple. Lorsque Vivékananda a répandu l'enseignement non-duel dans les masses à la fin du XIXe siècle, il a pris soin de l'équilibrer par un sens aigu du service social : la Mission Ramakrishna est un ordre de moines actifs.

Aller vers la simplicité de l'unité est la première preuve de sagesse; le livre de la Sagesse ne s'ouvre-til pas d'ailleurs sur la demande suivante : Cherchez Dieu dans la simplicité du coeur? Dans le domaine spirituel, ce qui est juste est simple, ce qui et faux est compliqué. La science tend à diviser, mais l'aspirant cherche à travers ses pratiques non pas une science, mais un sens de l'Absolu.

Certains théologiens sont tellement rationnels et organisés dans leur approche qu'il donnent l'impression de vouloir informatiser le ciel, de le faire passer au moulin de leurs "théo-logiciels"...Pourtant, un Dieu défini serait un Dieu fini. Un vrai théologien s'intéresse plus au Logos qu'à la logique, et plus au souffle de l'Esprit qu'aux jeux du mental. On disait au Moyen-Age que la philosophie devait être la servante de la théologie, mais pourquoi ne pas faire le pas suivant et ne pas souhaiter que la théologie devienne la servante de la mystique?

Chapitre 1 Ce cœur qui bat au sein du silence

Voilà une expérience simple à faire: lorsqu'on est dans un endroit à peu près tranquille, écouter le silence. On entend d'abord un bruissement continu qui peut évoluer en prenant des timbres légèrement différents, et avec un peu d'habitude, on peut se mettre à entendre des sons pulsatiles. Ils sont probablement reliés physiologiquement aux battements de notre propre cœur, mais il est possible de se servir de ces deux formes de sons, pulsatiles ou continus, comme moyen de concentration, puis de méditation profonde. Il s'agit d'une méthode qu'on trouve suggérée par les mystiques chrétiens, en particulier les moines du désert, mais qui a été développée de façon très complète en Inde. On la retrouve dans pratiquement toutes les branches de l'hindouisme, sous forme de méditation sur le Shabda- brahman, l'Absolu en tant que son, de nâda-yoga, le yoga du son intérieur ou de laya-yoga, le "yoga de la dissolution". En effet, des expériences de dissolution, d'absorption de l'ego et de la conscience du monde ordinaire dans une Conscience supérieure viennent assez rapidement par ce Yoga, même si leur stabilisation exige une longue pratique. L'écoute du silence, de par sa simplicité même, correspond à une pratique relativement universelle.

Michel Jourdan, qui mène une vie d'ermite très régulière dans les montagnes de l'Hérault m'a demandé à nouveau de mettre en commun nos contributions comme nous l'avions fait pour Méditer Marcher (Albin Michel/Espaces libres 1997)

. il y a quelques années. Je me suis dit que le meilleur sujet sur lequel je pourrais écrire -dans ce petit ashram de l'Himalaya où je vis maintenant souvent- était l'écoute du silence. En effet, il s'agit d'une pratique à laquelle je m'adonne régulièrement ici. En fait, je baigne dans le silence. Le village le plus proche est à une demi-heure à pied, et la première ferme à vingt minutes en contrebas. Pour ce qui est de la route, elle est loin en dessous et de plus, à la période où j'écris qui est celle de la mousson, elle est souvent coupée. Quant aux bruit des avions, il n'y en a pas, ce qui devient rare dans notre univers sonore moderne. Le Tibet, pays interdit, n'est qu'à 70 km à vol d'oiseau et les lignes aériennes n'ont donc guère de raison de passer par ici. En bref, il s'agit d'un endroit où il faudrait en quelque sorte être sourd pour ne pas entendre le silence. Il pénètre dans les moindres recoins de l'espace et fait vibrer les pins de la crête tendus vers le ciel aussi bien que le fond des vallées qui s'ouvrent sous mes yeux. Au cas où l'on me demanderait si cette écoute du silence est une expérience de vide ou de plénitude, il faudrait que je réponde: les deux. Ramakrishna disait que les spirituels sont comme les bouteilles plongées dans l'eau: certaines se remplissent et font du bruit, certaines autres le sont déjà et restent silencieuses. Il va de soi qu'en écrivant ce texte, une forme de bruit mental, je me mets du coté des bouteilles qui se remplissent, il n'y a pas de mal puisque c'est une réalité...

Tout cela ne signifie pas qu'on doive être ermite en Himalaya pour commencer à faire attention au silence. J'ai demandé une fois à un groupe de Français en visite qui n'étaient pas des experts en méditation s'ils avaient eu l'expérience spontanée de la perception du son du silence: plus d'un tiers des personnes ont répondu positivement, alors qu'il s'agit d'un phénomène dont on ne parle pratiquement pas dans l'enseignement ni laïque ni ecclésiastique. Il s'agit aussi de la pratique de grands mouvements religieux dans les plaines de l'Inde, comme par exemple les Radha Soamis ou les Manav Dharms (littéralement: la religion de l'homme) qui comptent avec toutes leurs branches réunies peut- être un millions de fidèles, en principe toutes vivant dans le monde puisqu'ils ne conseillent pas la vie monastique. Leur principe est celui de la "dîme de temps". Les journées durant vingt quatre heures, ils donnent 10% de leur temps pour la religion et consacrent donc deux heures et demi par jour environ à la pratique de la méditation, principalement l'écoute du silence. Les enfants et les vieillards suivent à leur rythme cette pratique familiale. Les autres branches de l'hindouisme ont recommandé depuis toujours la méditation sur le silence, par exemple celui qui suit la récitation du Om. Celui-ci est comme un coup de gong intérieur et extérieur, et on écoute comment sa sonorité finit par se dissoudre dans le silence. Dans le bouddhisme, on peut considérer que l'absorption dans la Vacuité peut survenir dans le domaine sonore, ce qui n'est pas différent de l'écoute du silence. Le Tao-Te-King, quant à lui, consiste en une série de paroles brèves qui semblent sorties directement du silence, comme à regret, et qui aspirent à y retourner.

Dans la Bible, nous réfléchirons sur l'itinéraire d'Elie qui a eu la révélation divine sur le Mont Horeb non pas de façon visuelle (théophanie), mais plutôt sonore en entendant qol demama daqqa, la voix d'un silence subtil (1R 19 12, traduit de façon éloignée du texte par le son d'une brise légère). En interprétant d'autres textes de l'Ancien Testament, nous verrons que les spirituels d'Israël savaient ce que c'était d'écouter le silence, si on sait comprendre la manière dont ils exprimaient cette expérience. En venant au Nouveau Testament, nous nous attacherons à la double polarité du Verbe qui est secret ou manifesté, implicite ou explicite et nous verrons comment son aspect non-manifesté peut-être contemplé par le chrétien grâce à la perception régulière du son du silence. Enfin, nous terminerons cette invitation au voyage pour traverser la mer des sons intérieurs en donnant quelques aphorismes sans oublier de conclure, comme il se doit, sur un point d'orgue... 

L'écoute du silence paraît être quelque chose de tellement simple que je devrais sans doute dire aux lecteurs: "Pratiquez pendant quelques mois et vous verrez bien par vous-même les résultats!". Cependant, je connais bien l'esprit des occidentaux actuels: en général, ils aiment d'abord avoir une idée aussi claire que possible d'un sujet par les livres avant de s'engager éventuellement dans une pratique; d'où une raison d'être de ce texte. Certes, on ne peut avoir une expérience directe du silence en lisant des mots, mais il y a cependant certaines paroles qui peuvent aider dans ce sens comme des nuages hauts dans le ciel avant le lever du soleil permettent de refléter une partie de sa lumière et de savoir qu'il approche.

Le bruit est un obstacle qu'il n'est guère facile à dépasser pendant longtemps pour les pratiquants de la méditation. Un auteur comme Marc Chevrier ne mâche pas ses mots à ce sujet : "La souffrance causée par le bruit n'est rédemptrice de rien du tout. C'est un flot de non-sens qui enlaidit notre existence et anémie notre sensibilité... L'enfer, c'est le bruit en nous autres. Pour moi, le paysage sonore est une dimension aussi importante de l'écologie que le paysage visuel ou la préservation des écosystèmes. Pour en être conscient, il faut tout d'abord muscler sa sensibilité, avoir le courage du silence et savoir dire non aux paillettes brûlantes du bruit. Alors, la vraie musique, celle qui est écoutée dans sa pleine mesure, qui arrive à point et qu'on a eu le temps de désirer, n'en sonnera que meilleure Marc Chevrier Lamentations d'un martyr du bruit Les mondes parallèles n°16 février/mars 2000. Je remercie le Dr Cyrus Irampur, spécialement attentif au stress du bruit dans la société moderne, de m'avoir communiqué cet article"

Il y a autant de qualités de silence que d'états émotionnels. Marc de Smedt les évoque dans son ouvrage Eloge du silence Marc de Smedt Eloge du silence Albin Michel/Espaces libres, 1986 et aborde son importance dans la communication humaine, dans la littérature, l'art, ainsi que la société actuelle et développe ainsi une vue globale de la question. Quinze ans après sa publication, le livre n'a pas perdu de son actualité, en fait, le sujet lui-même, le silence, est au-delà du temps. Ici, nous nous centrerons sur l'écoute du silence comme pratique spirituelle et nous verrons que cela nous donne déjà ample matière à réflexion. Cependant, dans ce premier chapitre, nous commencerons par prendre une perspective plus large pour situer le cadre de notre étude. Même si nous rentrerons parfois dans le détail de certaines méthodes à propos de l'écoute du son intérieur, il faut rappeler qu'il s'agit d'une pratique éminemment simple, je dirais même plus simplifiante pour le mental et le cœur, c'est pour cela qu'un certain nombre de gens l'aiment, et décident de la suivre leur vie durant. Je connais même une religieuse bénédictine qui l'a prise comme pratique principale.

L'écoute du silence n'est pas un exercice d'attention, c'est l'attention même. Quand nous nous concentrons sur lui, il remplit tout notre espace mental et lave pour ainsi dire à grande eau ce qui l'encombrait, toute la difficulté consiste à parvenir à une continuité parfaite de l'écoute. On ne peut parler de technique, car celle-ci impliquerait un enchaînement de stades, alors qu'ici il s'agit simplement d'être présent au son intérieur tel qu'il est, comme dans d'autres voies on revient constamment à l'attention au souffle, au Je suis, ou au Nom de Dieu et à l'expérience de l'amour divin. En fait, ces prises de conscience peuvent aussi converger dans certaines circonstances, et de toutes façons au-delà d'un niveau donné.

La résonance du silence constitue une masse vibratoire à la limite du perceptible qui représente la texture de l'univers, disent les traditions de l'Inde. Le son fondamental est à la fois au-dedans et en dehors de tout, on pourrait parler de sa qualité d'omnipénétrance. De même qu'il y a un troisième œil pour la vision subtile, de même il y a une troisième oreille pour l'audition spirituelle, on pourrait aussi parler de l'oreille du cœur. Il s'agit à vrai dire d'un phénomène physique au départ, mais il est interprété spirituellement. De la même façon, la répétition d'un Nom de Dieu est fondée sur des articulations oro-pharyngées tout à fait physiques, mais évoquera dans une langue donnée ce Divin qui est bien au- delà du physique.

D'ordinaire, les gens n'aiment guère le silence complet, pas plus qu'ils n'apprécient de rester trop longtemps dans un désert. On parle de silence de mort, mais pas souvent de silence de vie. Certains, s'ils se forcent à rester dans le silence complet et sans autres stimulations sensorielles, peuvent même développer des hallucinations, on voit cela dans les expériences de privation sensorielle. Les théologiens reconnaissent que cette "voix de Dieu" dont on parle tant dans la Bible se manifeste plutôt par des intuitions accompagnées d'un sentiment de certitude que par des phrases distinctement entendues. Si celles-ci sont présentes, la question d'une construction imaginaire ne manquera pas de se poser. Par contre, l'audition d'un son de base, une sorte de toile de fond à notre scène sonore est un phénomène réel et a plusieurs raisons physiologiques, nous y reviendrons bientôt.

Un point important dans l'écoute du son intérieur est d'essayer de la rendre complètement continue, j'aurais tendance à dire "continûment continue". Elle doit être aussi constante que l'écoulement dans un sablier. Le son intérieur serait-il l'écho sur notre plan d'un sablier cosmique, d'un sablier d'éternité? Valéry disait dans ce sens: "Celui qui se tait et sourit regarde un sablier invisible Ibid p.10." L'image du flot régulier de la méditation comme un courant d'huiletailadhârâvat (Yoga sutras de Patanjali) évoque aussi la continuité de cette écoute. Le silence est non seulement un chant à une voix, mais même une mélodie à une note; pourtant, ceux qui savent l'écouter disent qu'il n'y en a pas de plus beau. Ils résonnent dans le nunc aeternitatis, dans le maintenant d'éternité et progressent "de commencements en commencement par des commencements qui n'ont pas de fin", selon la formule bien connue de Grégoire de Nysse. 
 
 

L'écoute au cœur du corps.

La perception d'une sonorité de base est expliquée par la physiologie de l'oreille. Il y a déjà le bruissement des artérioles près des terminaisons des cellules auditives. Elles transmettent les sons par des cils à leur surface qui ont leur propre mouvement, ce qui crée un bruit de fond. Il faut sans doute ajouter à cela le bruit provenant des déplacements liquidiens dans le labyrinthe, une formation responsable du sens de l'équilibre et qui a la particularité de se trouver dans l'oreille interne elle-même, donc tout près des terminaisons du nerf auditif. Les moindres sons qu'il émet sont en conséquence amplifiés au maximum.

Par ailleurs, le squelette est capable de transmettre les vibrations sonores directement à l'oreille interne indépendamment du tympan et de l'oreille moyenne. Un test clinique pour vérifier le bon fonctionnement du système interne de l'oreille est de poser un gros diapason en train de vibrer sur la rotule du patient et de lui demander s'il entend un son qui reste pratiquement imperceptible aux gens de l'extérieur. Dans une recherche de l'Inserm de Bordeaux, "on a installé un microphone miniaturisé dans le conduit auditif externe à proximité immédiate du tympan et il a été possible de détecter des sons qui provenaient de l'oreille même. Il existe à l'intérieur de l'oreille un ensemble de mécanismes engendrant ses propres vibrations, ce qui permet de dire que l'oreille peut produire des sons de Smedt, op.cit... p.28." 

Les muscles ont aussi un tonus de base qui engendre une certaine sonorité transmise à l'oreille interne, en particulier les muscles de la nuque. Quand on a l'habitude d'écouter le son intérieur, on constate qu'il est légèrement modifié par un changement de position ou de tonus au niveau de celle-ci. Les battements du cœur et de l'aorte sont certainement reliés, nous l'avons dit, avec la variété pulsatile de sons intérieurs qu'on perçoit avec un peu de pratique. Cependant, dans les observations que j'ai faites sur moi-même, la pulsation entendue au niveau de l'oreille interne est régulièrement plus lente que les battements cardiaques, par exemple 50 par minute contre 60 pour le cœur. Je n'ai pas d'explication pour ce phénomène, je l'ai simplement constaté.

Nous pouvons maintenant nous écarter de l'anatomie et de la physiologie stricte pour nous pencher sur l'oreille d'un point de vue plus symbolique, voire poétique. Par exemple, il y a un labyrinthe entre l'oreille externe et le cerveau, nous l'avons dit. Ecouter le son intérieur, c'est donc en quelque sorte "passer de l'autre côté du labyrinthe", avec toutes les connotations initiatiques implicites dans cette expression. Et ces tympans qui gardent l'entrée de l'oreille moyenne n'ont-ils pas des homonymes au-dessus de l'entrée des cathédrales? Notre tête est la cathédrale, il s'y donne continûment un concert spirituel. L'entrée y et libre, mais qui prend le temps de venir s'asseoir tranquillement et d'écouter?

Nous avons choisi comme titre de ce chapitre: un cœur qui bat au sein du silence. En fait, lorsque nous percevons le son pulsatile, nous pourrions dire qu'il vient de l'extérieur aussi bien que de l'intérieur. C'est par une reconstruction rationnelle secondaire que nous affirmons qu'il est interne. Cependant, vu sur un plan plus symbolique, ne pourrions-nous pas soutenir que ce n'est pas le cœur qui bat en nous, mais que c'est nous qui battons dans un cœur qui nous enveloppe de toutes parts? Après tout, celui-ci n'est-il pas muni de deux oreillettes comme pour s'écouter, s'ausculter lui-même? Et quand le son du silence pénètre tout l'espace aussi bien interne qu'externe, qui est encore là pour écouter qui?

La forme de l'oreille externe évoque celle d'un foetus inversé, et cela donne une base au système de l'auriculothérapie développée par le Dr Godiller. L'ouïe est le premier sens qui se développe in utero, entre le quatrième et sixième mois après la conception. A ce moment-là, on peut vraiment dire que le fœtus est "tout oreilles"; jusqu'à cinq mois après la naissance, il restera particulièrement sensible aux sons violents et il faudra faire attention à l'en protéger. On se souvient sans doute des travaux du Dr Tomatis L'oreille et le langage et de nombreuses autres publications depuis pour faire retrouver aux sujets leur audition originelle dans l'utérus grâce à des musiques et des sonorités filtrées comme elles parvenaient à travers le liquide amniotique au bébé avant la naissance. L'attention aux sons intérieurs correspond aussi à une écoute de l'origine. Dans l'imaginaire médiéval, on décrivait des peuplades sauvages, vivant bien au-delà des confins de la chrétienté, qui avaient des pavillons d'oreille suffisamment grands pour pouvoir s'y coucher et y dormir quand ils commençaient à fatiguer: pratique... Derrière cette représentation qui paraît à première vue plutôt naïve, n'y a-t-il pas la manifestation d'une nostalgie d'une absorption dans le son originel? Et que dire de cette expression qui fait fi d'une impossibilité physique évidente, dormir sur ses deux oreilles? N'est-ce pas une aspiration à une écoute complètement équilibrée entre la droite et la gauche, menant à cette extase qui est comme le sommeil, mais avec en plus l'intensité de l'hyperconscience.

L'oreille est embryon, elle est germe aussi Annick de Souzenelle Le symbolisme du corps humain Albin Michel/Espaces libres (1974), 1991, p.358, c'est elle qui permet de recevoir le mantra- germe, bîja-mantra (d'une syllabe seulement) donné lors de l'initiation; celui-ci, en particulier quand il est récité au-dedans a une structure sonore qui se rapproche beaucoup du son intérieur, en particulier de sa variété pulsatile. Quand on colle l'oreille à l'orifice d'un gros coquillage, une conque par exemple, on entend le son de l'océan. Une partie de l'oreille externe s'appelle précisément la conque, et plus à l'intérieur du tympan on trouve la cochlée, terme qui évoque également le coquillage. Dans l'hindouisme, la conque est à la fois le symbole de la création à partir de l'océan primordial et du son Om qui a précédé et présidé à cette création. C'est peut-être ce Om qu'on entend aussi résonner dans la conque. C'est en tous les cas à lui qu'on associe le plus souvent le son intérieur. Un chercheur original comme le Dr Francis Lefébure fait remarquer qu'on a l'impression que le "coquillage intérieur" rentre directement en résonance avec le "coquillage au dehors"; pour comprendre cela, on peut prendre un ensemble de cubes et de sphères en métal. Si on fait résonner à côté un autre cube, ce sont les cubes qui vont entrer en résonance, il en ira de même pour les sphères.

Juste après avoir fini de chanter, la qualité du silence est différente. Cela est en partie dû au fait qu'il y a une hyperventilation, et donc une hyperoxygénation qui entraîne à son tour une ivresse, peut-être associée également à une production d'endorphines. Même dans l'audition passive, l'expérience du silence qui suit immédiatement la musique est particulièrement intense. Sacha Guitry disait: "Ce qu'il y a de merveilleux dans la musique de Mozart, c'est que le silence qui suit est encore du Mozart de Smedt op.cit. p.81." Le Yoga a développé cette expérience de l'après-vibration jusqu'aux dimensions d'une sadhâna, nous le verrons dans la partie qui suit. Les moines qui pratiquent le Chant grégorien savent bien qu'il s'agit d'une bonne préparation à l'oraison silencieuse. A la fin et juste après un effort physique soutenu, quand il y a eu une hyperventilation, le mental a tendance à devenir silencieux avec une sensation d'unité et d'euphorie. Ceci est relié à la production d'endorphines dans le cerveau, substances qui sont imitées dans leur action par les opiacés. En fait, ces derniers sont appelés stupéfiants à juste titre, car ils entraînent un silence artificiel, on peut dire stupide de l'activité mentale et entraînent toutes sortes de réactions par la suite, depuis le manque physique jusqu'à la culpabilité morale, qui sont à l'opposé du vrai silence.

Par ailleurs, il y a une corrélation entre des "trous", c'est-à-dire des bandes auditives qu'on ne perçoit pas, comme des scotomes auditifs, et de troubles du comportement Ibid., p.76. L'écoute du silence rétablit une capacité d'attention globale et est ainsi rééquilibrante en soi. Comme le dit un spécialiste allemand de l'acoustique de l'environnement - ce que nous pourrions appeler éco-acoustique, "le silence est au cœur de notre santé mentale Peter Pannke in Dhvani, op.cit... p.14." J'ai parlé du sujet de ce livre au Dr Cyrus Irampur qui coordonne une université libre de Sciences humaines, et il m'a répondu que le silence était un sujet fort important pour lui. Il m'a fait aussi fait suivre des documents pour me donner une idée de la manière dont il amenait ses étudiants à y réfléchir.

Donc, pour nous résumer, nous pouvons dire qu'il n'y a rien dans l'audition d'un "son spirituel" de base qui relève de l'hallucination: il est là et bien là, tout ce qu'on a à opérer est son interprétation dans un sens spirituel, en tant que support de sadhâna. De même que dans toutes les religions on choisit certains objets ou certaines parties du corps, et on les enrichit d'un sens symbolique, de même ici on se fixe sur le son intérieur et on lui donne un sens spirituel. Ce n'est plus aller "a visibilis ad invisibilia" comme on disait au Moyen-Age, "du visible à l'invisible", mais passer "de l'audible à l'inaudible, à l'inouï" au sens d'une perception extraordinairement subtile. C'est dans la nature de la conscience humaine d'explorer l'inconnu, le caché, que ce soit dans le monde extérieur ou intérieur. Pourquoi devrait-on l'en empêcher?

Le mariage de la conscience et du son intérieur : les Sants et Kabir

Pour intensifier le désir d'écouter le son intérieur et de s'y fondre, un élément d'amour est important. En pratique, on peut associer ce son au maître spirituel ou à la divinité qu'on adore : "le courant sonore n'est pas une émanation de Dieu, c'est Dieu lui-même, c'est le fait le plus important qu'on doit comprendre à propos de ce son" John Lemming, Yoga and the Bible, Allen &Unwin, 1963, un des meilleurs livres sur le sujet, réédité en 1997 par le Radha Soami Satsang, Beas, Punjab, Inde, p.44 . Sawant Singh, dont nous reparlerons bientôt, disait :"le fleuve de vie audible(shabd dhun) est la forme éternelle du Seigneur et se trouve toujours au- dedans de nous" Ibid, p.46. Ces enseignements sont fondés sur l'enseignement des Sants dont le mouvement s'est développé principalement à partir de Kabir (XVe siècle, Bénarès) et de Guru Nanak, le fondateur du sikkhisme (XVIe siècle, Punjab) Dans notre présentation, nous nous appuierons surtout sur l'enseignement des Radha-Soamis qui a l'avantage d'être assez didactique, puis nous citerons des extraits de poèmes de Kabir et d'autres Sants pour illustrer divers aspects de l'union de la conscience et du son.

Swamiji, le fondateur des Radha Soamis, a vécu à Agra de 1818 à 1878. Il était banquier de profession et il a développé un mouvement religieux important qui s'adresse directement aux gens qui vivent dans le monde. Comme nous l'avons déjà mentionné, on demande aux fidèles de "payer la dîme", c'est-à-dire de consacrer au minimum dix pour cent de leur temps à la méditation. Celle-ci consiste pour la plus grande partie en une écoute du silence. Souvent toute la famille est engagée dans le mouvement, les enfants sont initiés jeunes et suivent la pratique à leur rythme. Une des branches des Radha Soamis s'est particulièrement développée à Beas, au Punjab, sous l'impulsion de Sawant Singh qui l'a dirigée de 1903 à 1948. On dit qu'il a donné l'initiation à environ un million de personnes et le mouvement a des branches dans 55 pays. Une autre branche, le Manav Dharm (la "religion de l'humanité"), est aussi assez répandue. Ses membres, lors des recensements, refusent d'être classés comme hindous ou musulmans mais se définissent comme appartenant à la "religion universelle". Cette prise de distance par rapport aux deux religions principales de l'Inde n'est pas nouvelle, déjà en 1911 lors du recensement qu'avait fait les Anglais, un bon nombre de personnes s'étaient déclarées des "hindous mahométans". Le sikkhisme lui-même a eu dès son origine une inspiration similaire. Le gourou du mouvement de Manav Dharm a eu l'inspiration de se lancer dans la politique, il y a assez bien réussi pendant la période du Front Uni qui a été au pouvoir vers 1997, il est devenu secrétaire des finances puis ministre des chemins de fer pour toute l'Union indienne. Il faut rappeler que les chemins de fer indiens sont considérés, de par le nombre de leurs employés, comme la plus grande entreprise du monde. Je donne ces détails historiques et sociologiques simplement pour souligner que la pratique de l'écoute du silence n'est pas réservée à des ascètes vêtus d'un bout de tissu dans les grottes de l'Himalaya. Il s'agit d'une pratique largement répandue, et si elle est peu connue des occidentaux, cela est surtout dû à leur manque de culture religieuse.

La méditation des Radha Soamis est orientée, comme d'habitude dans la tradition du Son en Inde, vers une ascension dans des niveaux de plus en plus subtils, débouchant sur le silence. Pour cela, ils ont trois pratiques: sumiran (cf. sanskrit smaran, la remémoration des noms divins), darshan (la visualisation de la forme radieuse du maître spirituel) et bhajan (l'écoute du son intérieur à proprement parler). Leur particularité par rapport au yoga est qu'ils n'accordent pas une attention détaillée à la plus grande partie du corps: ils font monter d'emblée les sensations vers l'ajña, et ensuite toute leur méditation les mène vers le sommet de la tête et au-dessus. Le corps a neuf ouvertures, les deux yeux, les deux oreilles, les deux narines, la bouche et les deux orifices inférieurs qu'on appelle les neuf portes, la pratique consiste à faire s'élever les sensations vers la dixième porte qui n'est autre que l'ajña. Il s'agit d'une verticalisation, car ce terme évoque aussi la dixième direction, celle de la verticale ascendante qui vient après les huit directions cardinales et la verticale descendante.

Le centre de la méditation des Radha Soami est le "courant de vie audible", en d'autres termes le son du silence. Un des noms qu'ils lui donnent est le sar-shabd, le son essentiel et ils le considèrent comme la présence même de l'Absolu au-dedans. Ce son est rejoint par la conscience ascendante qui s'appelle surat ou surati. On peut interpréter ce terme comme "celle qui est bien (su), attachée (rati)", sous-entendu comme une jeune mariée à son époux, en l'occurrence le son intérieur: "l'homme ou la femme qui entend cette musique éternelle n'est plus jamais, ne se sent plus jamais seul" Lemming, op.cit... p.125. D'autres dérivations pour le terme surati sont également signifiantes du point de vue spirituel, par exemple de shruti, ce qui a été écouté, ou de smriti, la mémoire ou de srota, la source. Derrière la notion habituelle de tradition orale pour expliquer le nom d'"écoute", shruti, donné aux védas, on peut discerner un sens plus yoguique. Ces révélations sonores sont la mise en forme d'un son primordial qu'il est toujours possible d'écouter, quel soit le moment ou l'endroit.

Un nom très courant pour le son intérieur est dhun. Il peut signifier en hindi actuel persévérance, mais aussi manie, obsession et enfin manière de chanter, mélodie, au sens d'air qui trotte dans la tête, de ritournelle; et effectivement, le son intérieur a quelque chose de cela. Dhun évoque aussi le dhuni, ce feu que les ascètes shivaïstes gardent toujours allumé auprès d'eux: il leur permet de cuire leur nourriture, d'effectuer leurs rituels et de se réchauffer et éclairer la nuit si besoin. L'attention à la mélodie cachée comme braise sous cendre est aussi nourriture, adoration, lumière et source d'énergie pour ceux qui la pratiquent. C'est comme si la religion de l'Inde ancienne centrée sur le culte du feu continuait discrètement dans des formes qui en paraissent a priori éloignées.

La dixième porte, le centre du front, est aussi appelée nâda-rûpa, la "forme du son". On pourrait comparer cela à la sonorité produite par les remous de rivières qui se rencontrent; rappelons que pour le Yoga il y a trois courants de sensations qui confluent au niveau frontal. 

Les Radha-Soamis n'ont pas la notion précise d'un dieu personnel, ils l'appellent simplement Sat-Purush, qu'on pourrait traduire par Etre suprême. Ils ont quatre piliers pour leurs pratiques: satnam, le vrai Nom, c'est-à-dire concrètement l'écoute du son du silence, satguru, le guru authentique, satsang, la compagnie (sang) de l'Etre, (sat), en général interprétée comme l'association avec des chercheurs spirituels avancés et sadâchâr, le comportement vertueux. Radha Soami Mat- prakash, Soami Bagh, Agra, 1989, p.111 L'amour, l'attachement, (surati), se dirige volontiers vers la forme, (mûrati dans l'hindi des Sants, mûrti en sanskrit et hindi moderne) du maître spirituel. 

En cela, les Radha-Soamis sont en consonance avec les autres mouvements religieux de l'Inde qui donnent une grande importance à la guru-bhakti. Ils disent que l'Absolu est le père, le Son la mère (nous avons vu que la Vâc dans les védas était l'épouse de Brahma) et le maître spirituel est le fils. Ceux parmi eux qui sont influencés par le christianisme associent l'Absolu au Père, le Son au Verbe et le maître à l'Esprit. Il y a effectivement une claire similarité entre Esprit et maître intérieur, qui distillent pour ainsi dire au fond du cœur une connaissance prenant sa source dans l'Absolu. L'écoute du son donne lieu à une initiation comme la récitation du mantra, et en ce sens elle renforce le lien au maître. L'amour est le trésor du Nom, quand il s'ouvre le nectar, amrit, peut se répandre dans tout l'individu, de la tête vers le reste du corps dans la physiologie subtile du Yoga. Sawant Singh disait à la manière des poètes orientaux que l'amour est une fontaine de parfum dans le jardin de la vie. Son et amour sont indissolublement liés, c'est ainsi qu'on peut interpréter la représentation de Krishna adolescent jouant de la flûte avec une jambe qui croise l'autre: cette posture évoque la rencontre de la droite et de la gauche ainsi que du masculin et du féminin intérieur, comme nous l'avons expliqué en détail dans Le Mariage intérieur. Le fait qu'il joue de la flûte traversière et non pas de la flûte à bec pourrait suggérer qu'il reste introverti, sur son quant à soi et que sa musique comme sa séduction demeurent tout intérieures. Dans la représentation de Shiva dansant, la jambe gauche croisée devant la droite a le même sens de mariage intérieur : la réussite de celui-ci entraîne spontanément un rayonnement du son fondamental (le tambour dans la main droite). Sawant Singh dit : "Le Son est Amour, quand l'âme rentre en contact avec le Son, l'Amour déborde." Sawant Singh The Philosophy of the Masters, Radha Soami satsang, Beas, Punjab, 1973, p.169. Nous revenons à la notion d'ascension de l'énergie d'amour grâce à l'écoute du silence.

Nous avons vu que les Radha Soamis, à la suite des yoguis et des Sants, considéraient que tout était dans le corps, y compris des Ecritures sacrées comme le Râmayana Tulsi Saheb The Esoteric Meaning of Râmayana, Soami Bagh, Agra, 1986, p.7. Kabir a tout un poème dont chaque distique commence pour le premier membre par "dans ce corps" et dans le second par "ici même" G.N.Das Love Songs of Kabir, Abhiram Publications, Delhi, 1994, p.95. Il n'est donc pas étonnant que l'ascension du son se déroule dans le corps. On commence par méditer sur deux courants qui partent des deux yeux et se réunissent au front. Cela rappelle la notion ancienne qu'Indra réside dans œil droit et Indranî dans le gauche (Brihad- Aranyaka Upanishad 4 2). Cette pratique représente ainsi une sorte de mariage intérieur. C'est le Son qui guide ce mouvement, "il est à la fois la racine et la branche" dit Paltu Sahib. R.M.Tripathi Santmat: sâdhanâ aor siddhânt, hindi, Saray govardhân C/43, Varanasi, p.109

Man, prân et nâm, le mental, le souffle vital et le Nom sont intimement associés dans le mouvement d'ascension mystique. Celle-ci correspond à une montée de Mâyâ, le monde, vers daya, la compassion du gourou. Dayal était d'ailleurs un des noms de Soamiji, et le but de l'ascension est appelé dayal desh, le pays de celui qui a de la compassion. Par le pouvoir du courant du Son qui est auprès de Dieu et est Dieu, l'âme est littéralement aspirée vers le haut en direction de royaumes subtils d'où provient une "musique qui n'est pas jouée" (anâhata). La région du front correspond au ciel, avec les yeux évoquant le soleil et la lune et pour les yoguis la rencontre des canaux latéraux. La conscience perce cette sphère pour aller écouter, à la façon des pythagoriciens, la musique des sphères supérieures. A partir de là se produit une sorte de retournement en doigt de gant, le son physique qui s'était concentré à la "dixième porte" continue à monter, cette fois-ci sous forme subtile mais aussi plus vaste. Il s'engage dans le canal qui mène vers le sommet de la tête et au-dessus. On dit qu'il y passe comme au travers d'un jantri (il s'agit d'un petit tube creux en argent que les hindous portent en général en médaillon et qui peut contenir par exemple des cendres sacrées) ou d'un disque bleu. Des yoguis comme Swami Muktananda parlent comme objet de concentration d'une perle bleue qui se trouve dans la même région frontale, reliée symboliquement à notre ciel intérieur.

A partir de ce moment-là, la conscience qui était comme une goutte dissoute dans la vague du Son, shabd, s'élargit encore, car la vague elle-même se perd dans l'océan du Silence suprême, nishabd. Ibid p.120 Elle parvient à la région de Radha-Soami, qui est un des noms du but du voyage. Du point de vue historique, on peut considérer qu'il s'agit du couple formé par le fondateur du mouvement, Soami, avec son épouse Râdhâ; mais il y a aussi là un sens yoguique : Soami représente Krishna, l'attracteur, le centre magnétique de la séduction (akarshan, terme de la même racine que Krishna), en bref l'aimant-amant. Grâce à sa présence en haut du corps, les courants, dhârâ, de la force vitale sont inversés et se mettent à se diriger vers le haut, avec un amour digne de Râdhâ. Dans ce contexte, on peut faire aussi remarquer qu'en ancien hindi, on orthographie parfois nadî, le canal subtil, en écrivant narî ce qui rend le terme presque identique à nârî, la femme, en l'occurrence ici Râdhâ.

Ceci est une notion très connue dans la bhakti hindoue. Un chant célèbre actuellement en Inde dit par exemple : prem kî Gangâ sadâ bhahtî ulti dhâra, "le Gange de l'amour spirituel coule à l'envers à tout jamais". Le courant habituel de la force vitale va vers la mort, mâra, mais Râma peut l'inverser avec son pouvoir d'attraction intense. Guru Nanak évoque dans un verset le résultat de ces pratiques : La mélodie de félicité et d'équilibre découle de l'écoute authentique du son intérieur Sawant Singh, op.cit... p.128.

Quand le son est parvenu au sommet de sa route, il peut rayonner librement dans toutes les directions. On rapproche cela du "voyage de la victoire des directions de l'espace", dîg- vijay-yâtrâ qu'organisaient parfois les rois de l'Inde ancienne pour affirmer leur pouvoir: ils lâchaient pour cela un cheval en liberté pendant un an. Partout où il allait, les seigneurs locaux devaient soit se soumettre, soit défendre leur territoire par les armes. Dans le même esprit de "victoire sur les directions", Shankarâcharya (VIIIe siècle environ) a établi quatre monastères aux quatre coins de l'Inde, et les pèlerins actuels estiment qu'ils ont accompli une bonne partie de leurs devoirs quand ils ont visité ces quatre villes. Cela évoque également les quatre têtes de Brahma qui récitent les védas dans les quatre directions cardinales, et les lions de Sarnath proclamant le message du Bouddha aux quatre coins de la terre (ce qui est devenu d'ailleurs des symboles de l'état indien qu'on retrouve sur les pièces de monnaie et les billets de banque). Cette victoire intérieure qui permet de stabiliser le son fondamental donne lieu à un titre, Omkarnâth, le seigneur, nâth, de la syllabe, kar, Om. Un maître spirituel proche de Mâ Anandamayî s'appelait Sîtârâm Omkarnath. La symbolique derrière ce nom suggère que quand le mariage intérieur (Sîtâ et Râma en un seul nom) est réussi, l'esprit soit suffisamment stabilisé pour pouvoir "maîtriser", c'est-à- dire écouter continûment le son essentiel.

Toute cette évolution spirituelle ne se fait pas sans travail. Sawant Singh, quand il n'était qu'un jeune disciple (à la fin du XIXe siècle), s'était plaint à son maître de difficultés dans l'écoute du Son. Celui-ci lui a répondu dans une lettre: "Depuis que le monde de la matière a été créé, le mental et l'âme ont accumulé les impuretés. Jamais l'âme n'a été concentrée avec attention même pour une courte durée sur le courant du son intérieur (shabd dhun). Cet état de choses s'est prolongé pendant de nombreuses années. Comment pourrait-elle alors trouver place si rapidement dans le Son? Tant que son aspiration vers le Son n'est pas intense et continue, comment pourrait-elle s'y unir?" Babaji Maharaj, Words Divine, Radha Soami Satsang, Beas, Punjab, 1981, p.23 "Cependant, une fois que l'âme est aussi pure que le courant du Son lui-même, l'union surviendra immédiatement, sans tarder." Ibid p.22 Pour désigner celle-ci, les Sants utilisent parfois le terme soufi fanâ, l'anéantissement, qui précède baqâ, la résurrection.

Comme toutes les pratiques spirituelles, l'écoute du son intérieur demande une répétition, mais notre mental n'est-il pas de toutes façons en train déjà de se répéter constamment, avec le même genre de bavardages et de bruits intérieurs? Il s'agit simplement, si l'on peut dire, de remplacer ces répétitions sans intérêt par la Répétition. Sawant Singh, op.cit... p.146 On dit en Inde que les daims sont immanquablement attirés par une certaine musique que jouent les chasseurs, et qu'à cause d'elle ils se font attraper ou même tuer. De même, l'ego renfermé sur lui- même est attiré par le son intérieur, même s'il sent quelque part qu'il risque de disparaître, d'exploser tôt ou tard comme une bulle au sein de cette aventure-ouverture Tulsi Saheb, Biography and Poems, Radha Soami Bagh, Agra, p.47.

Abhinavagupta disait que "le Son suprême, paravâc, est caractérisé par "l'émerveillement de la conscience qui expérimente sa propre existence" Padoux, op.cit... p.174. En cela, elle vit une expérience non-duelle, ce qui n'a pas échappé aux Radha-Soamis qui l'ont exprimée dans leur langage. On appelle parfois ce son svara, qui contient la syllabe sva pouvant signifier soi-même. A l'opposé, les paroles ordinaires dépendent de l'autre pour une approbation ou un rejet.

Le flot vivant (dhârâ) du son subtil est l'écho en nous du fleuve de l'ordre cosmique (dharma). On retrouve ainsi cette notion exprimée par Taisen Deshimaru: "dans le silence, l'ordre cosmique peut pénétrer". L'être humain est comme un daim musqué qui sent bien un parfum, mais se met à courir partout pour trouver le musc alors qu'il le porte à la poitrine. On connaît sans doute cette histoire des Puranas selon laquelle les dieux ont cherché un endroit pour cacher le trésor de la pure conscience afin que personne ne puisse le leur voler, et le meilleur endroit qu'ils aient finalement trouvé a été le cœur de l'homme. On aime courir gauche à droite pour entendre des enseignements spirituels, mais celui dispensé par le son du silence surgit par le fait d'arrêter le plus complètement possible le mental.

Il y a un maître spirituel actuel en Inde qu'un certain nombre de Français connaissent et vont visiter. Il lui arrive parfois également de venir en France, il s'agit de Chandra Swami de la lignée des Udasins. Il est en silence depuis au moins une douzaine d'années, mais il répond aux questions brièvement par écrit. On lui demande assez souvent quel est le sens de son silence, s'il s'agit par exemple d'un vœu. Il lui arrive de répondre ainsi : "Je n'ai pas fait vœu de silence. J'aime et je jouis du silence Il n'y a aucune raison particulière à cela En fait, je ne fais que suivre "la voie intérieure", la douce voix de mon maître. Chandra Swami Le Chant du silence préface d'Arnaud Desjardins Les Editions du Relié " Il fait partie de ces êtres pour lesquels la voix intérieure se confond avec la Voie. Plus loin, il explique : "Le silence qui a un but n'est pas complet; ce n'est pas le silence véritable, tout comme l'amour qui a un but n'est pas l'amour véritable. Le silence observé dans le but de communiquer avec Dieu fait partie de la sâdhanâ. Le Divin est l'essence de l'homme, aussi n'est-il nullement nécessaire de parler pour communiquer avec Lui. Il n'est pas bon d'imiter les autres. Quand vous ne travaillez pas, rien ne vous empêche d'observer des périodes de silence et de vous consacrer uniquement à la prière et à la méditation à ces moments-là Id. p.131"

Pour Nanak, l'absorption dans ce Son essentiel est l'action la plus pieuse qui puisse être, et la plus effective pour stopper le mental: Le mental pareil à une souris est paralysé quand il boit le mercure du Nom (ou du Son, satnam ou shabd) Ibid p.165. On peut faire remarquer que le mercure, le "vif-argent" a une symbolique qui évoque l'éveil de l'énergie de kundalinî. Nous en parlons dans notre chapitre sur l'alchimie et l'union des contraires dans Le mariage intérieur. Une fois que le Son est clairement perçu, on ne se sent plus jamais seul, l'âme a trouvé son époux: "la musique incréée résonne dans ma véritable demeure, je suis assise sur le même lit que mon Seigneur; j'ai trouvé le Seigneur, il est mon époux et je vis en paix" Ibid; p.175.

Le Son ne fait qu'un avec cette conscience pure qui se révèle quand les canaux arrivent à converger : "  [L'adepte avancé] connaît ida, pingala et sushumna, il voit pour lui-même l'invisible, ô Nanak! Le vrai maître voit au-delà d'eux, il immerge l'adepte dans le Son." Ibid; p.143

La conscience qui est absorbée dans le Son est comme un poisson dans l'eau, dit Kabir : c'est par deux de ses formules en forme de proverbe qu'il mettait en conclusion de ses poèmes que nous terminerons cette partie:

Kahé Kabir soï dhoun jâgué/ sabad bân antar lagué

Kabir dit : Que la vraie Mélodie s'éveille/ que se plante en toi la flèche du Son! G.N.Das op.cit... p.89

Kahé Kabir yah akathâ kathâ hê/ kahat kahî na jâî

Kabir dit : c'est un conte non conté/ on le dit, [et pourtant] il n'est pas dit. Ibid p.73

Le Om entre science et symbole

Pour une science ouverte au symbolisme, il y a beaucoup à découvrir en étudiant le Om. C'est dans ce travail que s'est plongé le Dr Francis Lefébure Le Nom naturel de Dieu - Om et les mantras Editions Jacques Bersez : chef de clinique dans les hôpitaux parisiens, il était aussi disciple d'un enseignant spirituel zoroastrien, transmettant l'ancienne doctrine de la Perse. Les zoroastriens, chassés de leur pays par les invasions musulmanes, exercent toujours librement leur religion en Inde. Il n'est donc pas étonnant que leur enseignement ait un certain nombre de similarités avec le Yoga.

Une des bases scientifiques des réflexions du Dr Lefébure sur le Om est l'analyse de ce son à l'oscilloscope cathodique. On sait que cet appareil est à la base du fonctionnement de la télévision. Si cependant on l'utilise non pas pour traduire des ondes hertziennes, mais des ondes sonores, on pourra obtenir des images "télévisée" de divers sons. En disposant les récepteurs d'une certaine manière, on retrouvera la forme de cercle pour le o, qui correspond non seulement à la forme de la lettre latine et grecque mais aussi au mouvement de la bouche lors de sa prononciation, et le m sera un carré formé de multiples lignes. Le m est considéré en acoustique comme un "son blanc"; c'est-à-dire qu'il est constitué d'une multitude de sonorités différentes, comme le serait la résonance d'un piano si l'on jouait toutes ses touches en même temps. D'autres "sons blancs" de la nature sont le grondement des vagues qui se brisent sur la plage, le bruissement du vent dans les feuilles d'arbres, le son d'une cloche, etc... De même, la lumière blanche est le mélange de multiples vibrations qu'ont peut séparer les unes des autres par le prisme.

On retrouve ente le o et le m la relation qui existe entre le cercle solaire et les rayons, le cœur de la fleur et les pétales ainsi que œil et l'iris. Il est intéressant qu'en yoga on appelle le troisième œil au milieu du front "nâda rûpa", la "forme du son". C'est là que le Om résonne le plus naturellement. Lefébure suggère même une analogie entre la forme carrée du m à l'oscilloscope cathodique et la forme cubique de l'os sphénoïde juste en arrière du troisième œil. C'est comme si le m aimait particulièrement venir vibrer dans cette région, qui est aussi celle de l'hypophyse, le chef d'orchestre des productions hormonales dans l'organisme. Notre infatigable chercheur fait aussi remarquer que quand on pose la main sur la fontanelle antérieure d'un nourrisson qui crie, en faisant une sorte de "ouin...", donc un son nasal, elle vibre particulièrement fort. On peut supposer que chez les enfants plus grands et les adultes, la vibration est même plus intense retenue dans le liquide céphalo-rachidien.

Si l'on met sur une plaque qui vibre par le son de la poudre de lycopode, on obtient des formes géométriques qu'on appelle les figures de Chladni Id. p. 12 et 24. On peut supposer que le son aide aussi à structurer cette poussière de sensations qu'est notre vécu corporel. Et qui plus est, pourquoi ne pas penser que l'écoute du son du silence contribue à organiser notre corps ressenti qui deviendrait ainsi comme une sorte de mandala? Nous avons vu le lien entre le son essentiel et la voyelle "a" dans l'hindouisme, et nous le reverrons dans d'autres traditions. Il est intéressant à ce propos de mentionner la manière à la fois physique et symbolique dont Lefébure interprète l'interjection de douleur la plus courante : "Aïe!". Le a est prononcé avec la bouche plutôt verticale, il correspond à une montée directe de l'air-énergie de la gorge vers l'orifice buccal, par contre le i implique une bouche horizontale, il vient en quelque sorte barrer, tirer un trait sur le flot du gémissement naturel du a, les deux combinés forment donc une croix, symbole s'il en est de la souffrance. Une expérience immédiate de douleur crée une réaction, l'exclamation ah, mais on cherche tout de suite à la contrôler un minimum, ce qui peut être relié au i horizontal. En d'autres termes, on pourrait dire que l'expérience de douleur masque, barre ou "tire une croix " sur le bien-être continu du a fondamental.

Le son essentiel est toujours présent, mais il est masqué par des bruits extérieurs plus forts, il est comme la clarté laiteuse des étoiles éclipsée chaque jour par l'éclat du soleil. Sa perception claire et la plus continue possible a quelque chose à voir avec cette musique de fond qui aide certains jeunes à se concentrer sur leur travail : elle induit un éveil de base qu'ils réussissent à projeter ensuite sur les cours qu'ils apprennent, une chose que personnellement je serais incapable de faire... Lefébure cite aussi le cas d'enfants qui se bouchent les oreilles pour mieux apprendre leurs leçons. Il explique cela par une sorte de phénomène d'ancrage: si on associe, fait prendre racine des phrases dans le "sol" d'un son toujours présent - on parle en physiologie d'acouphène normal- elles seront mieux mémorisées. De même, si on associe une visualisation à une lumière ou aux phosphènes qui la suivent, elle sera mieux ancrée dans notre mémoire profonde. Il y a un "mixage acouphénique" de même qu'il y a un "mixage phosphénique Lefébure Le mixage phosphénique en pédagogie Editions Jacques Bersez".

On sait que les stimulations répétitives peuvent déclencher des crises d'épilepsie chez des gens qui y sont sujet. La stimulation sensorielle s'étend aux zones motrices du cerveau, et si elle diffuse aux deux hémisphères elle engendre une épilepsie généralisée avec perte de connaissance. Par ailleurs, le traitement par électro-narcose — ces électrochocs qui n'ont pas bonne réputation mais parfois des résultats spectaculaires dans la maladie maniaco- dépressive— semble soigner en déclenchant une crise d'épilepsie, qu'on limite de nos jours à un hémisphère, et qui n'apparaît guère dans le corps car on donne un médicament pour déconnecter la fibre nerveuse du muscle et ainsi éviter les douleurs post- thérapeutiques. C'est comme si une stimulation intense avait le pouvoir, par effet de rebond, de créer une relaxation intense. Dans les pratiques répétitives, mantra, etc... , on sent bien qu'il y a des moments où la sensation d'intensité se diffuse rapidement dans tout le corps, mais ce dernier ne se contracte pas car on s'est donné comme consigne de départ de rester toujours relaxé. Ces phases d'intensification qui peuvent être assez soudaines entraînent à leur suite, comme en miroir, un état de repos d'une profondeur à laquelle on ne pouvait pas avoir accès auparavant.

Nous avons vu souvent que la méditation sur le Om était ascendante, elle aidait à la montée de l'énergie recherchée en Yoga. Cela est déjà perceptible au niveau de la face, le o étant prononcé à la fois par la gorge et la bouche arrondie et le m vibrant dans le nez et les sinus. Nous avons vu aussi qu'à l'oscilloscope cathodique, la forme du o était ronde et celle du m carré, constituée d'un empilement de lignes droites. De façon plus symbolique, on peut considérer que le bassin est le o, le cercle de base d'où jaillit le m comme une flèche ou un jet d'eau. On retrouve l'archétype du yonî (le cercle du socle relié à la matrice) et du lingam (relié au phallus, mais dirigé vers le haut et non pas vers le yonî). La dernière vertèbre du coccyx a une forme quasiment sphérique, les vertèbres inférieures ont un gros corps arrondi et des petites apophyses épineuses, alors que les vertèbres supérieures ont des corps de dimension de plus en plus faible et de grandes apophyses, avec pour finir l'atlas et l'axis qui consiste en une tige soutenant le crâne Lefébure Le Nom naturel de Dieu op.cit. p.35. Ainsi, on retrouve inscrite dans l'anatomie elle-même la transformation ascendante du cercle en droite, l'affinement progressif du o en m. Toutes ses considérations anatomico- symboliques ne doivent pas nous faire oublier l'essentiel du mantra ou de la prière répétitive : le Nom et le Nommé (nam et nami en hindi), c'est-à-dire Dieu, l'Absolu, sont un. C'est dans cet esprit-là qu'il faut pratiquer pour en retirer le plus grand bénéfice.

On peut aussi discerner dans le Om une symbolique de mariage intérieur : le o circulaire est féminin, le m associé aux lignes droites est masculin; ou bien, si l'on médite sur le a-o-m, on peut discerner dans le a le son de l'Origine, dans le o celui de l'émerveillement, et dans le m la résonance du mystère qui débouche dans le silence (nous avons vu que la même racine mu- a donné naissance à mystère et muet, par ailleurs le m, dans le langage des oiseaux n'est pas différent de j'aime, tu aimes, il aime...). L'émerveillement que nous avons pour notre Origine, pour notre vraie nature induit une fusion du sujet et de l'objet qui est une sorte de mariage intérieur. Le m qui s'en dégage est alors comme un enfant infini, un enfant qui "aime" et qu'on "aime", qui prend son indépendance et va se lancer joyeusement dans l'aventure du silence jusqu'à s'y perdre.

Ch 5 : Elie : l'expérience au sein du Dieu-silence





Nous allons commencer par méditer sur Elie comme un cas type de prophète et mystique de l'Ancien Testament qui a pratiqué dans le désert et écouté le silence. Dans le chapitre suivant, nous distinguerons plus précisément la notion de parole divine explicite et implicite, cette dernière pouvant la plupart du temps être interprétée comme l'écoute du son subtil du silence. Cela nous permettra une lecture rafraîchie de versets de l'Ancien Testament. Dans le chapitre d'après, nous envisagerons le Nouveau Testament et la tradition mystique chrétienne. Nous conclurons par quelques aphorismes sur le silence, avant le point d'orgue final.

"La voix d'un silence subtil" au centre du cycle d'Elie

Elie apparaît soudainement dans le premier livre des Rois (17-1) et disparaît non moins soudainement, enlevé au ciel dans un tourbillon par un char de feu près du Jourdain (2 R 2 11). Il donne le sentiment d'être une manifestation directe de l'énergie divine, intervenant par de nombreux miracles dans l'histoire d'Israël, le dernier et non des moindres ayant été de monter avec son corps au ciel. Cela n'est arrivé que chez le septième patriarche, Enoch, et pour ceux qui suivent les dogmes récents de l'Eglise catholique, pour la Vierge Marie. Nous avons commenté l'ascension d'Elie dans notre commentaire du Cantique des cantiques (6 12) inclus dans Le Mariage intérieur.

On peut dire que le cycle d'Elie tourne autour d'un centre qui est évoqué par la phrase d'1 R 19 12 qol demama daqqa, "la voix, ou le son (qol) d'un silence (demama) subtil (daqqa)". C'est par ce silence qu'Elie a eu l'expérience du divin, tout comme au même endroit Moïse avait eu la révélation du ehye asher ehye : "Je suis celui qui suis". (Ex 3 14). En fait, ce qol demama daqqa peut aussi être considéré comme un Nom de Dieu, puisque Sa manifestation a eu lieu grâce à Lui. Comme le ehye asher ehye, il comprend trois mots et six syllabes. On pourrait dire que la septième syllabe, celle qui n'est pas dite, est pourtant la clé de voûte du Nom divin et qu'elle correspond à l'expérience du sujet lui-même : en effet, comment Dieu pourrait-il se révéler s'il n'y avait pas de cœur pour le recevoir, s'il n'y avait personne à qui se révéler? Si Dieu donne un Nom, c'est pour qu'une oreille humaine l'écoute.

A mon sens, il est important de considérer le silence lui-même comme un Nom de Dieu, aussi paradoxal que cela puisse paraître, car il ne représente pas un espace vide dans un coin duquel on pourrait plus ou moins par hasard rencontrer Dieu, mais, au contraire, il est complètement pénétré de la vibration de la présence divine. Il a le pouvoir de la faire descendre en nous-mêmes. Les autres Noms divins sont en quelque sorte confirmés par l'articulation verbale, ils s'éloignent de nous quand on les dit, mais le silence est attiré, appelé par l'écoute, il nous pénètre et imbibe quand on y est attentif.

Les traducteurs de la Bible ont été gênés par ce "son du silence" dans lequel ils percevaient une contradiction ou un non-sens. Ils ont essayé de contourner la difficulté en recourant à des faux-sens, en parlant par exemple du bruit d'une brise légère (Bible de Jérusalem), de la "voix des gens qui louent Dieu" (Targum), ce qui n'est pas dans le texte. Cependant, après tout ce que nous avons dit sur l'Inde, nous ne serons pas surpris que l'on puisse choisir l'écoute du silence comme pratique pour avoir l'expérience de Dieu. Il a fallu la traduction de Gray Gray I and II Kings London, SCM Press, 1977 qui parle du "sound of thin silence", le son d'un silence fin, et l'ouvrage de Michel Masson Elie ou l'appel du silence Cerf, 1992, en particulier le chapitre 1 et l'annexe 1 pour revenir au sens original. Tout ceci a amené Masson à renouveler considérablement l'approche du prophète et nous nous appuierons sur son ouvrage dans cette partie. Son exégèse aide à une compréhension bien plus claire du message contenu dans le cycle d'Elie.

Qol signifie voix, et aussi vibration. On pense à la profession de foi dans la prière musulmane quotidienne Qul Allahu ahad...Dis: le Seigneur est Un. Quand le contemplatif écoute le silence, c'est celui-ci même qui récite sans cesse la profession de foi en l'Unité; le pratiquant n'a rien à dire, il n'a qu'à prêter l'oreille avec une attention complète, en l'occurrence il faudrait plutôt dire "donner l'oreille". Le silence est "un" par nature, c'est le bruit qui disperse et fragmente notre conscience.

Demama vient de la racine dama qui signifie s'arrêter. Quand Josué (Jos 10 13) arrête le soleil, c'est cette racine qui est utilisée, wayyidom has semes, "et le soleil s'immobilisa". En arabe dama, être au repos signifie aussi continuer. Et n'est-ce pas la caractéristique principale du son du silence que d'être toujours là, parfaitement continuant, continu par rapport à notre attention qui d'habitude va et vient ? Les mots dérivés hébreux duma, dumiya, dummiya, demi ont tous le sens de silence Ib.d p.218. Damam peut aussi signifier ressemblance : la pratique du silence nous fait ressembler à l'Absolu; dans le même sens, nous avons vu à propos de l'hindouisme que le son fondamental, nâda, n'était pas différent de Brahman.

Daqqa veut dire "mince, fin comme la poussière" (Is 29 5) et daqaq "réduire en poudre". Masson commente : "l'attention écoute toujours plus précisément le silence pour en extraire une quintessence toujours plus pure - comme si c'était un rocher que l'on voulait réduire en poudre. Ibid p.37 Le bruissement du silence n'est-il pas en effet comme une poudre sonore? Nous avons déjà vu que le silence est un solvant universel. Sa vibration est comme pulvérisée, mais elle est aussi pulvérisante, elle réduit en poudre les tensions corporelles et l'ego qui se construit et renforce à partir d'elles. Nous retrouvons l'emploi du terme laya yoga, le yoga de la dissolution pour désigner la pratique de l'écoute du silence.

Il se trouve que le cycle d'Elie est soigneusement composé du point de vue littéraire. Par exemple, si l'on compte le nombre de lignes du texte hébreu, le qol demama daqqa se trouve juste au milieu du texte. Ibid p.144 C'est l'ego du prophète qui a été dissout par cette expérience, ou au moins il n'est plus le même après qu'avant. Il y a une symétrie dans le récit d'Elie qui s'articule autour de cet événement. Avant, il était un homme d'action, on peut même dire de guerre, massacrant de ses propres mains quatre cent cinquante prophètes de Baal, courant après trente kilomètres devant le char d'Acherab pour fêter sa victoire. Cependant, les revers de fortune et surtout l'expérience du silence ont eu raison de son ego. Après, il a été beaucoup plus à distance, il donne sa bénédiction aux autres pour agir (son disciple Elisée et les rois Hazaël et Jehu), mais lui reste "assis sur la montagne" (2 R 1 9) et sa relation au monde se passe surtout par la parole.

Cette nouvelle attitude lui réussira, car il sera finalement glorifié en étant enlevé au ciel sur un char de feu, près du mont Nébo où Moïse, lui, était mort d'une façon plutôt banale après avoir été impliqué dans l'action jusqu'au dernier jour. Nous reviendrons à la fin de ce texte sur la symétrie entre Moïse et Elie, mais nous pouvons dire dès maintenant que le premier représente un message plus politico-social pour le peuple d'Israël alors que le second, de par son expérience du silence divin, a une vision plutôt universaliste.

Nous avons dit que le silence était au centre de l'itinéraire d'Elie. Mais en quoi consistait-il au juste ? Nous allons l'évoquer autant que faire se peut pour mieux en saisir la portée. Avant son expérience du "son du silence fin" sur l'Horeb (un autre nom pour le Sinaï), Elie était une sorte de chaman qui défendait les intérêts des sectateurs de YHWH contre ceux de Baal en exploitant des pouvoirs magiques. Il envoie la sécheresse pour punir le pays ou fait venir la pluie pour humilier les prêtres de Baal qui n'en sont pas capables. Dans ces deux cas, l'utilisation de ces pouvoirs magiques lui attire des ennuis, il en va souvent ainsi : le torrent de Kérit, près duquel il vivait, s'assèche et il est finalement obligé d'aller demander de l'eau et du pain à la veuve de Sarepta (1 R 17 10), humiliation notable pour quelqu'un qui se croyait investi du pouvoir divin. Son second exploit avait été de faire venir la pluie pour pouvoir finalement massacrer les prophètes de Baal au Mont Carmel. Cela lui a valu la haine de la reine Jézabel qui veut les venger. Elle lui fait dire : "Que les dieux me fassent tel mal si je ne fais pas de ta vie ce que tu as fait de la vie de l'un d'entre eux !". Elie doit s'enfuir plutôt piteusement et finalement, désespéré par ce revers de fortune, décide de se laisser mourir.

Du point de vue yoguique, le séjour d'Elie près du torrent de Kérit qui finit par s'assécher indique une expérience de montée d'énergie temporaire. Elle lui a donné certains pouvoirs psychiques, mais nous avons vu qu'ils ont fini par se retourner contre lui. En effet, sa relation à Dieu, sa conception de Lui n'est pas pure. C'est ce qui est sous-entendu symboliquement par le fait que des corbeaux lui apportent de la viande chaque soir : non seulement ces oiseaux sont noirs comme l'encre, mais il vole en général les morceaux de viande partout où ils les trouvent, celle-ci peut donc provenir d'une carcasse ou de déchets. De plus, bien que les Juifs ne soient pas végétariens, il est bien connu qu'ils doivent observer des restrictions autour de la viande, celle-ci doit être casher. Comment savoir dans ce cas précis si elle l'est réellement, puisqu'elle est apportée par un oiseau d'on ne sait où ?

Du point de vue psychologique, il est intéressant de remarquer qu'Elie, le super-héros, le champion mâle et agressif de YHWH, est abaissé à deux reprises par des femmes : d'abord la veuve de Sarepta, puis la reine Jézabel. Celle-ci, bien que peu recommandable, recèle pourtant à la fin de son nom la syllabe el qui désigne Dieu. C'est comme si elle était l'instrument involontaire du vrai Dieu, pas celui qu'imaginait Elie jusqu'ici, pour lui faire prendre conscience de cet autre pôle de lui-même, qu'on pourrait appeler schématiquement son pôle féminin. Cela ne se fait pas sans douleur; Elie est littéralement "plaqué au tapis", il se couche dans le désert et souhaite mourir.

Le mot bal en sanskrit, avec un a bref, signifie violence et a probablement la même racine que le mot français. On sacrifiait des enfants dans le culte de Baal, qui était donc plutôt violent. Elie s'est opposé à cette violence par une violence plus grande encore - égorger quatre cent cinquante prêtres de ses propres mains n'est pas rien- mais après il s'aperçoit que ce n'est pas la voie. Dans sa détresse, il va demander, à la manière de Moïse, l'aide de Dieu sur le Mont Horeb. En chemin, il passe par le désert de Ber Shéba. C'est là où le petit Ismaël, abandonné par son père Abraham à cause de la jalousie de Sara, a été secouru par Dieu. Il est comme identifié à lui Ibid p.59, il s'agit presque d'une "regressio ad uterum" qui se poursuivra dans la nuit qu'il passe dans une grotte du Mont Horeb : la grotte n'est-elle pas la matrice de la terre ?

Ceci nous intéresse pour notre sujet, car le nom d'Ismaël signifie yisma-el, Dieu écoute. C'est en devenant lui-même "Dieu écoute" qu'Elie arrive à écouter Dieu dans la grotte de l'Horeb et en même temps dans celle de son cœur. Tout cela ne nous mène-t-il pas à considérer que c'est finalement Dieu qui écoute Dieu à travers Elie, qu'il s'agit donc d'une expérience non-duelle ? Devenir Ismaël signifie aussi se mettre à la place de Dieu qui est capable d'écouter "l'autre côté", extérieurement le faible enfant rejeté, et du point de vue intérieur notre ombre, la moitié oubliée de nous- mêmes. L'écoute du silence sera bien meilleure si notre posture est équilibrée, si nous sommes capables de ressentir, "d'écouter" les deux moitiés de notre corps pareillement et simultanément.

Cette purification d'Elie se manifeste concrètement : il reçoit la grâce divine à travers un messager (malak, qui pourrait être un ange, mais aussi un visiteur dans un corps humain) du Très-Haut qui lui apporte du pain et de l'eau, lui sauvant donc la vie et lui permettant de poursuivre sa marche initiatique vers l'Horeb. Cette fois-ci, il n'est plus question de corbeaux et de bouts de viande venant d'on ne sait où, car Elie est devenu végétarien. De plus, le malak est l'envoyé, comme le double du Maître divin (malik), les trois ont en commun dans leur nom la syllabe charnière el ou al, c'est-à-dire le noyau de Dieu ou du Soi (qui se dit d'ailleurs self en anglais et Selbe en allemand). Elie s'en aperçoit, il reconnaît dans la personne qui vient l'aider l'ange de Dieu et cette rencontre de "el" en l'autre le prépare pour l'expérience de dissolution de l'ego qui va survenir à l'Horeb.

L'Horeb, ou le Mont de l'Epée

L'expérience près du sommet de l'Horeb est précédée par trois phénomènes spectaculaires, le vent comme un ouragan, puis le séisme et enfin le feu qui culminent de façon paradoxale dans "la vibration d'un silence subtil" (1 R 19 11, 12). Masson fait remarquer que la structure 3+1 revient souvent dans le cycle d'Elie, et c'est le cas ici pour cet épisode central. Il y a trois événements où Dieu n'est pas, et un quatrième où l'on ne dit pas qu'il n'est pas, c'est-à-dire en pratique où l'on suggère qu'il y est.

En 19, 10 et 14, Elie répète "Je suis" rempli d'un zèle jaloux pour YHWH Sabaoth parce que les Israëlites ont abandonné ton alliance, qu'ils ont abattu tes autels et tué tes prophètes par l'épée. Je suis resté moi seul, et ils cherchent à m'ôter la vie. Cette structure évoque l'axiome de Marie en alchimie : "du un vient le deux, du deux le trois, et du trois un quatrième qui est le un" et la rencontre des trois canaux en yoga, qui entraîne un silence et une lumière non différente du Soi, c'est-à- dire du Un. Nous retrouvons cette structure quand survient peu après le projet d'onction des deux rois (les deux) et d'Elisée (le trois) par Elie (le quatre qui devient un) (1R 19 15, 16).

Les trois premières manifestations où Dieu n'est pas peuvent évoquer, si on les prend au sens intérieur, la transe chamanique dans toute sa violence. D'après celles auxquelles j'ai pu assister moi-même au fin fond de la Kabylie il y a une quinzaine d'années ou dont j'ai lu des descriptions d'ethnologues, la partie violente de la transe se fait au rythme endiablé du tambour, puis vient un moment où le danseur épuisé s'effondre. Il se fait alors un grand silence, puis la musique reprend, mais cette fois-ci par une flûte et avec un rythme très serein pour accompagner une reconstruction intérieure et une intégration du vécu. 

Du point de vue yoguique, on peut discerner dans ce qui est décrit à propos d'Elie une allusion à des phénomènes d'éveil de la kundalinî. On parle d'abord de Ruash gedola vé-hazak, "un vent grand et fort" qui fend les montagnes et brise les rochers. Cela évoque l'intensification du prâna, le souffle vital, qui est aussi appelé en sanskrit directement vayu, le vent. La montagne représente le corps qui résiste tant qu'il peut à l'irruption du Ruah, à la fois souffle et Esprit divin. Une particularité intéressante du texte a été relevée par Masson, c'est même là-dessus qu'il finit son livre Ibid, annexe 3, p.222: gedola est féminin, hazaq masculin et ruah est dans la grande majorité des cas féminin. En hébreu comme en français, l'adjectif s'accorde avec le genre en nombre avec le nom qu'il qualifie, l'expression paraît donc aussi bizarre pour une oreille juive que "un vent grande et fort" pour une oreille française.

Une interprétation possible, celle que propose Masson, est que la tempête intérieure est en fait due à un éveil sexuel difficile à contrôler: le masculin cherche le féminin à l'intérieur avec une telle violence que cela risque de rompre l'équilibre du corps subtil (montagne fendue en deux, rochers brisés). Cependant, si le sujet peut supporter cette phase d'éveil de l'énergie au-dedans en résistant à l'envie forte de bouger (séisme) et à la brûlure de la frustration (incendie), à ce moment- là le miracle arrive, les obstacles sont comme réduits en poudre (daqqa). Un grand silence envahit le mental, les conflits des opposés se sont résolus en un mariage intérieur harmonieux, ce qui établit aussi une fondation solide pour un véritable arrêt du mental. 

En fait, celui qui a écrit l'histoire d'Elie ne nous dit pas explicitement que Dieu est dans le silence, ou que Dieu est Silence. Avec la pudeur qui sied quand on essaie d'évoquer de réelles expériences spirituelles, il se contente de ne pas dire qu'Il n'y est pas. Puisque nous sommes dans le cadre d'une étude comparative, nous pouvons brièvement mentionner l'histoire du Râmayana qui a, au fond, le même sens bien que dans un contexte différent : on présente des hommes les uns après les autres dans un groupe à Sîtâ en lui demandant si Râma, son mari, est parmi eux. A chaque fois, elle répond non, mais quand vient le tour de Râma lui-même, elle se contente de garder le silence.

Une autre allusion au mariage intérieur, fondation du vrai silence mental, se trouve dans les noms eux-mêmes. Horeb signifie épée (Annick de Souzenelle Le symbolisme du corps humain, Albin Michel/Espaces libres, 1991, p.362), un symbole mâle. Elie s'est réfugié dans la grotte, symbole féminin s'il en est, et Dieu lui demande d'aller se tenir debout à l'entrée de la grotte, c'est-à-dire, on peut le supposer, en face de l'Horeb. Au début; Elie n'en est pas capable, la tempête intérieure est trop forte, mais quand elle s'apaise dans un silence parfait, il y va. Il a alors la vision divine. On a tendance à première vue à la considérer comme extérieure, puisqu'il se voile la vue avec son manteau, comme Moïse l'avait fait avant lui dans les mêmes circonstances. Cependant, on peut au contraire comprendre cela comme un fort désir de la part d'Elie de conserver la lumière du Divin qu'il a entrevue à l'intérieur et pour cela, il se voile la face pour ne pas être gêné par la lumière du jour à l'extérieur. Quand il est debout, droit, en face du Mont de l'Epée, c'est comme s'il devenait lui-même une épée. Il y a donc trois épées qui se répondent comme en miroir: celle du pic de l'Horeb, celle du corps d'Elie debout et à l'intérieur de celui-ci l'axe vertical de la colonne, souvent rapproché symboliquement de l'épée dans le fourreau quand il n'est pas éveillé, et de l'épée dégainée quand il s'ouvre au passage de l'énergie intérieure. La rencontre de ces "épées" avec la grotte évoque l'union du masculin et du féminin et le mariage intérieur réussi, lié comme nous l'avons déjà signalé à un silence du mental profond. 

Chapitre 7 Le Verbe, vibration du silence divin

pour une redécouverte de l'écoute du son intérieur dans la tradition chrétienne





"Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent!"

Mc 4 23 Nous avons déjà mentionné qu'en français, en latin et dans les langues romanes, les termes verbe et vibration se ressemblaient. En fait, le verbe, étant un son, implique nécessairement une vibration. Nous allons voir comment appliquer cette notion de base ainsi que tout ce que nous avons vu jusqu'ici pour une meilleure compréhension de la fonction du Christ comme Verbe de Dieu et maître oublié de l'écoute du son du silence. Nous pouvons déjà mentionner que pour traduire parole de Dieu, les Evangiles grecs n'emploient pas seulement le terme _____, logos, mais aussi le terme ______, rhêmata, de rhéô, couler. N'importe quelle oreille grecque peut ainsi entendre derrière ce mot : les choses qui coulent C'est le moment de se souvenir que la tradition des Sants désigne d'habitude le flot continu du son intérieur par l'expression "le fleuve de vie audible". Certains pourront reprocher d'utiliser certaines notions de l'Inde comme celle du nâda-yoga pour développer des points de mystique chrétienne; mais il faut se souvenir de combien la théologie a bénéficié par exemple des apports de Platon et d'Aristote dans l'Eglise grecque, puis à l'époque médiévale en Occident? Pourtant leur pensée ne devait rien au christianisme, ne serait-ce que parce qu'elle l'a précédé de quelques siècles.

Verbe extérieur, Verbe intérieur

Les chrétiens acceptent volontiers que Dieu et son Verbe ne fassent qu'un, c'est même une notion au cœur de leur tradition. Ce qu'il y a de plus nouveau pour la plupart d'entre eux, c'est de méditer sur le Verbe directement comme vibration du silence divin, ce dernier correspondant au Père. En effet, ils ont tendance à associer immédiatement le Verbe à la forme humaine de Jésus et risquent ainsi de perdre de vue, ou d'oreille faudrait-il dire, ce que nous appelons le Verbe intérieur. Pour parler simplement, nous pourrions dire que le Christ a deux visages, le visage intérieur qui est tourné vers le Père en silence, et le visage extérieur qui nous regarde et s'exprime à travers les Evangiles. Il dit clairement : Qui est de Dieu entend les paroles (rhêmata) de Dieu, si vous ne les entendez pas, c'est que vous n'êtes pas de Dieu (Jn 8 47). Une interprétation spirituelle de cela, c'est que Jésus essaie de nous initier, de nous ouvrir l'oreille au flot sonore (rhêmata) intérieur, mais si malgré tout nous nous refusons à l'entendre, il n'y peut rien, tout Sauveur qu'il est. Par contre, si nous le percevons, nous pourrons alors pénétrer de facto dans l'intimité entre le Père et le Fils : l'écoute du silence est une fondation solide pour la contemplation trinitaire.

Pour prendre une analogie grammaticale, on pourrait parler de la différence entre les verbes d'action et d'état. La tradition exotérique chrétienne a pris grand soin d'étudier, d'analyser le "Verbe d'action", c'est-à- dire Jésus tel qu'on le perçoit à travers ses actions et paroles explicites dans les Evangiles, mais a quelque peu relégué au second plan le Christ comme "Verbe d'état", c'est-à-dire comme vibration subtile qui provient du Père que personne n'a vu, et on pourrait ajouter que personne n'a entendu. Ceci dit, il se peut que cette pratique soit là, discrète, au cœur de la mystique chrétienne, bien que pour certaines raisons elle n'ait pas été explicitée en tant que telle. Le Père et le Fils sont comme deux pôles reliés par un courant d'amour, la limite qui les sépare est en fait difficile à tracer; d'une façon analogue, celui qui perçoit le son subtil est à la fois séparé et immergé dans ce son sur lequel il focalise son attention. Il y a certes deux pôles, mais la frontière entre les deux n'est pas aisée à tracer, et c'est peut- être aussi bien comme cela. En termes trinitaires, on pourrait dire qu'il faut laisser la place à l'Esprit. En résumé, le Père a créé le monde par la Parole, mais il a engendré le Fils dans le silence; en effet, de quel utérus le Verbe aurait-il pu sortir si ce n'est de celui du silence ?

Le Verbe avant la création : le Prologue de Jean et le Nom au-dessus de tout nom

Jean débute son évangile par Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le verbe était Dieu. On sait bien que ce commencement dont parle Jean, comme celui de la Genèse, est au- delà du temps. 0n peut donc naturellement se demander ce que devient le flot de l'articulation verbale quand le temps est suspendu : en fait, il s'arrêtera en une sorte de bruissement vocalique continu qui ne sera guère différent du murmure du silence. Ainsi, l'écoute de celui-ci est un instrument de choix pour une contemplation tout auditive du Verbe d'avant la Création, du verbe du commencement. On pourrait dire que le Verbe qui peut être verbalisé n'est pas le Verbe véritable.

Maître Eckhart disait en une formule souvent citée, car elle exprime à mon sens une sorte de fondation de la mystique chrétienne : "Le Père céleste prononce une Parole et la prononce éternellement et dans cette Parole, il consume toute sa puissance…la Parole gît cachée dans l’âme en sorte qu’on ne la connaît ni ne l’entend, à moins qu’on lui permette d’être perçue dans la profondeur, auparavant elle n’est pas entendue ; bien plutôt il faut que toute voix et tout bruit disparaissent, il faut qu’un calme limpide soit présent, un silence " cité par Dictionnaire de Spiritualité, Volume XV, col.840, Beauchesne, 1989. Mentionnons aussi : Maître Eckhart. Commentaire du Prologue à l'Evangile de Jean, Le Cerf, 1989 et Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, Beauchesne, 1984, deux ouvrages auxquels a participé Alain de Libéra.. Il s'agit donc d'une génération continue, nous sommes très proches de l'expérience du "fleuve de vie audible" dont parlent les Sants avec leur héritage de la tradition mystique de l'Inde. Le lecteur comprend sans doute mieux maintenant ce que je disais plus haut : l'expérience du Son intérieur est là bien présente au cœur du christianisme, simplement elle est exprimée avec des termes un peu différents. Une analogie qui me vient à l'esprit quand je médite sur la Trinité est celle du Sablier cosmique. Le Père représente la moitié supérieure, la partie céleste, le Fils qui s'est incarné, comme condensé dans un corps humain et donc dans le temps pourrait correspondre à la gorge du sablier, au flot de sable parfaitement régulier, et l'Esprit qui est responsable de la diffusion du Divin dans le monde, à la moitié inférieure. Le flot de sable ne cesse pas un instant de s'écouler, et de ce mouvement naît un certain son, qui est en fait la résonance de l'instant.

Malgré le genre neutre en latin (verbum) et masculin en grec, malgré surtout l'incarnation masculine de Jésus, on peut dire que le Verbe, la Parole a un aspect féminin non négligeable, relié à la Sagesse de l'Ancien Testament, hokhmah qui est aussi féminin en hébreu, et associé également à la Sophia des spéculations gnostiques postérieures. Nous n'avons pas la place de développer ce point ici, mais il s'agit d'une notion d'exégèse bien connue R.E Brown The Gospel according to John in The Anchor Bible vol XXIX, Doubleday, New York, 1966, p.CXXIV. Remarquons seulement que cela nous rapproche de l'Inde où nous avons un principe originel masculin ou neutre, le Brahma ou Brahman, qui émet une vibration féminine qui est une sonorité, une voix fondamentale, la déesse Vâk dont le nom, nous l'avons signalé, a la même racine que vox en latin et donc voix en français. 

Revenons-en à cette notion que le verbe qui peut être verbalisé n'est pas le Verbe véritable: c'est dans ce sens-là aussi qu'il faudrait à mon avis comprendre Paul quand il nous parle du Christ auquel on a donné un Nom au-dessus de tout nom (Ph 2 8,9). Un nom, dans la mesure où il est articulé, est nécessairement dans le temps. S'il est au-delà du temps, ce Nom deviendra un son pur, parfaitement lisse et régulier, irréductible à tout nom articulé, explicité, extérieur quel qu'il soit. Ceci dit, il peut y avoir une sorte de pont entre ces deux entités. Quand la prière répétitive, comme la prière du cœur, par exemple, est suffisamment pratiquée, on ne la récite plus, elle se récite d'elle-même en soi. Elle s'intègre au rythme de la respiration et aux battements du cœur. Elle devient une sorte de pulsation intérieure, et nous avons vu que le son subtil pouvait être de deux types, continu comme la flûte ou la conche, etc..., ou pulsatile comme les clochettes, la vina ou autre. Ce son pulsatile pourrait être appelé le Nom intérieur intermédiaire, le Nom intérieur complet étant caractérisé par un son subtil complètement continu. On pourrait dire que le Nom extérieur ou intérieur intermédiaire nous aide à développer la concentration, mais le Nom intérieur nous met directement dans un état d'arrêt du mental. Dans cet état, le Divin peut se manifester sans intermédiaire et totalement, d'où ce qualificatif de Nom intérieur complet.

On peut dire que le Verbe a trois naissances : la première est avant la naissance de la lumière, si l'on suit la version de la Vulgate par saint Jérôme pour le psaume 110 (109) 3 : "ante luciferum genui te" "avant l'apparition de la lumière je t'ai engendré". C'est la traduction qu'a médité le christianisme pendant quinze siècles, bien que le texte actuel de la Bible de Jérusalem soit A toi le principat au jour de ta naissance. La seconde naissance du Verbe est dans la crèche le jour de Noël et la troisième, dans le cœur du fidèle. Dans notre interprétation, on pourrait dire que cette dernière survient de façon expériencielle quand le contemplatif se met à percevoir le son subtil du silence. En fait, le Verbe est toujours là, les trois naissances n'en font qu'une, on pourrait surtout dire que le Un n'a pas de naissance.

Si on veut s'unir au Père à travers le Verbe en tant que vibration d'un silence parfait, il faut aiguiser, affiner de façon non moins parfaite cet instrument qu'est notre écoute: c'est un des sens possibles du conseil que donne le Verbe lui-même : Soyez parfaits comme mon Père est parfait. Quand on comprend cette parole, rhêmata comme le fleuve de vie sonore, on peut faire une lecture rafraîchie de ce verset souvent médité du discours de la Cène : Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons en lui et nous nous ferons une demeure chez lui (Jn 14 23).

Le Son intérieur n'est pas différent du Fils : n'est-il pas étonnant que "Son" en anglais signifie précisément Fils? Encore une coïncidence, on pourrait dire que le fils a "la voix de son père"... Maître Eckhart disait "Le Verbe de Dieu est au fond de l'âme comme une source tranquille Maître Eckhart Sermons et traités traduits et présentés par Anne Ancelet-Hustache, Seuil, 1971" et aussi, commentant le début du Prologue de Saint Jean : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu". Eh bien ! Pour qu'un homme entende cette parole dans le Père, en qui tout est tranquille, il faut qu'il devienne lui-même absolument tranquille et qu'il se détache de toute image et même de toute forme" Eckhart, trad. Par Alain de Libéra, Garnier Flammarion n° 703, 1995, p.340. On pourra penser que c'est réduire la notion de personne que de l'associer trop étroitement au Son du silence : mais en réalité, nous avons vu que le mot même personne fait référence historiquement au masque qui servait de résonateur pour amplifier la voix dans le théâtre antique, l'instrument par lequel le son passe et résonne, per- sonne. Ainsi, ce n'est pas le Son qui est une réduction de la personne, mais plutôt la personne qui est une condensation du Son.

Le sens général du terme Logos en grec est "discours", mais aussi, et surtout depuis Héraclite, "principe, loi universelle" et c'est a priori à cause de cette signification que les premiers chrétiens ont choisi de désigner le Christ sous ce nom cf. pour ce paragraphe l'article sur Verbe et Logos dans le Dictionnaire de Spiritualité de Beauchesne, 1980. Il y a aussi d'autres sens qui peuvent être intéressants quand on rapproche le Logos du Son intérieur: par exemple "raison d'être", et par extension, tout simplement "être". Du point de vue de la communication du Père vers l'humanité, le Logos qui la rend possible représente à la fois la raison d'être et l'être du Père. Dans le domaine auditif, lorsqu'on écoute le son du silence, celui-ci envahit tout, il n'y a que lui, il est donc normal qu'il soit associé à cet Etre, Logos, qui nous permet d'entendre l'Absolu, le Père. 

Nous savons ce que nous dit le Verbe à nous les hommes, grâce aux Evangiles; mais Lui, que dit-il au Père, si ce n'est Abba? On peut interpréter ce nom comme la conscience de l'origine une, évoquée par la lettre a qui commence à aller vers le monde de la dualité (le deux correspondant au b, qui est lui-même redoublé, car la dualité a une tendance spontanée à reproduire de la dualité) pour finalement revenir au Un. C'est l'histoire du Fils depuis son incarnation jusqu'à son ascension. C'est la caractéristique du son du silence qui vient de l'Absolu et qui y ramène immédiatement quiconque veut bien l'entendre. Il y a d'abord l'être, et ensuite vient le son de l'être; nous avons vu dans le chapitre sur le Je suis celui qui suis que des auteurs de la devotio moderna comme Henri de Pomerio et Heimeric de Campo (XVe siècle) interprètent le début du Notre Père de la façon suivante : "Notre Père qui es - aux cieux que ton Nom soit sanctifié"Alain de Libéra et Emile Zum Brunn Je suis celui qui suis, Cerf/Patrimoines, 1986, p.166. La première qualité du Père est l'être pur, la seconde se manifeste par la "sanctification du Nom dans le ciel", c'est-à-dire dans notre interprétation la perception du son subtil qui est tout aussi céleste qu'intérieur. "Que ton Nom soit sanctifié" signifie : "que la vibration de ton Silence résonne haut dans le ciel de ma conscience, cette vibration est déjà sainte en elle-même, mais qu'elle puisse devenir sanctifiante pour moi". Puisque nous parlons du Notre Père, nous pouvons mentionner la manière dont ceux qui pratiquent l'écoute du son intérieur comprennent : donne- nous notre pain de chaque jour. L'attention au son est une nourriture, une manne de chaque instant, comme l'alimentation, elle procure un plaisir au moment même, et une vigueur et bonne santé à plus long terme.

Aristote, entre autres, emploie parfois le terme logos pour "dire en guise de" : par exemple en pharmakou logoi "en guise de médicament" en fait, le chant intérieur est là, bien présent en nous "en guise de dieu", c'est ce déguisement sonore qu'Il prend pour se révéler à nous. A la fin de l'Apocalypse, le Logos est présenté comme un chef de guerre monté sur un cheval blanc et dont le manteau est trempé dans le sang. Son apparition est reliée à une extension sonore maxima, quand par exemple Jean décrit un Ange debout sur le soleil crier d'une voix puissante à tous les oiseaux qui volent au zénith: "Venez, ralliez le grand festin de Dieu" (Ap 19 11, 13, 17). Pour parvenir à percevoir clairement le Logos-son intérieur, il faut devenir comme lui, c'est-à-dire purifier ses forces instinctuelles (monter le cheval blanc) et se concentrer sur la mélodie intérieure avec passion, ce qui est évoqué par le manteau trempé dans le sang. On retrouve là le sens du mot su-rati dans le vocabulaire des Sants. Il désigne l'attention intense au son intérieur, mais signifie littéralement bonne (su) passion (rati). A ce moment-là, en suivant le fil ascendant de l'écoute, la conscience s'élève jusqu'au- dessus de la tête et devient aussi brillante qu'un Ange debout sur le soleil.

De même que le Verbe est une lumière qui brille dans les ténèbres, et que les ténèbres ne l'ont pas saisie (Jn 1 5), on peut dire qu'il est aussi un son qui résonne dans le vide: saurons-nous le saisir? Eckhart dit que le véritable abandon à Dieu signifie que même dans l'épreuve, on trouve une pointe de lumière Id. p.143; même dans un silence qui peut a priori paraître angoissant, nous trouvons le bruissement d'une conscience, d'une présence, est-elle en nous, est-elle en dehors de nous?

On dit de quelqu'un d'éloquent qu'il a le "verbe vibrant", mais c'est à mon sens une vérité de La Palisse, car le verbe, étant un son, est toujours vibrant, le verbe est fondamentalement vibration. Paul écrit dans la doxologie à la fin de son Epître aux Romains A Celui qui a le pouvoir de vous affermir conformément à l'Evangile que j'annonce en prêchant Jésus-Christ, révélation d'un mystère enveloppé de silence aux siècles éternels (Rm 16 25). Tout se passe comme si le mystère était un point central, avec autour une première enveloppe de silence et ensuite une seconde sphère correspondant à la Vibration de ce silence, au Verbe qui lui permet d'être perçu par l'oreille de notre cœur sous forme de son subtil.

En conclusion de cette partie, j'aimerais mentionner une réflexion de Raimon Panikkar dans son petit ouvrage sur la Trinité : "Le Dieu des Upanishads ne parle pas, il n'est pas le Verbe, il est l'Esprit Raimon Panikkar Trinidad Obelisco, Barcelone, 1989, p.58". C'est vrai, mais on pourrait compléter cette notion en disant que le Dieu des Upanishads vibre, il est le Om, et en ce sens il a aussi quelque chose à voir avec cet aspect du Verbe que nous avons appelé ici le Verbe implicite ou intérieur.

Jésus, et la pédagogie de la Parole- Silence

Jésus veut enseigner quelque chose, mais il se plaint du peuple en disant: ils ont beau regarder et ne voient pas, ils ont beau entendre et ne comprennent pas. (Mc 4 12) Cela peut aussi être interprété comme le fait qu'on entende constamment le son subtil, la voix d'en haut, mais qu'on ne comprenne pas son importance comme voie d'accès au Divin, que l'on ne soit pas capable de l'écouter. Pourtant le principe de cette contemplation auditive n'est pas compliqué, il pourrait être résumé en disant que "la voix est la voie". C'est là-dessus que le Christ attire notre attention dans le même passage qui suit la parabole du semeur : Prenez garde à ce que vous entendez! De la mesure dont vous mesurez, on mesurera pour vous, et on vous donnera encore plus. Car celui qui a, on lui donnera, et celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera enlevé (Mc 4 24). Il y a une sorte de bonne addiction à la joie intérieure en général, et à l'écoute du silence en particulier. Certains s'en éloignent et vivent dans leur surdité spirituelle aussi isolés que sur une île déserte, d'autres au contraire s'y plongent et reçoivent de plus en plus. C'est une loi du monde intérieur.

Si les Evangiles étaient un chant, et que je devais trouver une "basse continue" pour l'accompagner, je choisirais cette parole de Jésus: j'ai joué de la flûte et vous n'avez pas dansé. La flûte que joue Jésus correspond à ce rhêma, ce flot sonore issu du silence qui peut de temps à autre prendre la forme d'une parole. Non seulement nous n'avons pas dansé, mais nous n'avons même pas été capables d'écouter, ne serait-ce que pour une minute continûment, le jeu de la flûte. Si nous avons des misères qui nous arrivent, à qui le devons-nous? Il faudrait que notre conscience soit associée au son de la flûte intérieure aussi étroitement qu'un danseur est enlacé à la danseuse, ce serait à ce moment-là que la fête pourrait être complète.

Il y a une expression de l'Evangile de Luc qui est intéressante, elle est utilisée par Zacharie dans son cantique, le Benedictus : Béni soit le Seigneur, le Dieu d'Israël...il a érigé la corne du salut dans la maison de David, son serviteur (Lc 1 68,69). Cette corne de salut peut évoquer le chofar qu'on sonne le jour du grand Pardon, dans un des moments certainement les plus impressionnants de l'année liturgique juive. Le chofar peut à son tour évoquer à l'intérieur de nos deux conduits: le premier physique, cette trachée-artère qui permet de soutenir l'émission sonore, et l'autre subtil qu'on pourrait appeler l'artère-colonne, dans le dos un peu en avant de la colonne vertébrale, ce qu'on appelle sushumna en Yoga voir à ce sujet mon ouvrage Le Mariage intérieur, la section sur l'axe central dans le premier chapitre du livre consacré à l'ascension intérieure.. Le premier conduit permet d'exprimer les émotions habituelles par des "cris sonores", mais le second donne voie aux émotions spirituelles sous forme de "cris silencieux". On pourrait dire que Dieu ne se soucie guère des cris sonores qui, sans doute, lui cassent les oreilles, mais qu'il préfère, qu'il entend bien plus distinctement les "cris silencieux" qui lui touchent le cœur. C'est une interprétation possible de cette corne de salut intérieure que Zacharie semble avoir entendue et qu'il considère comme la bénédiction du Seigneur. En fait un texte sacré est comme un diapason qui donne la note de base, et les interprétations sont comme des harmoniques. Tous n'entendent pas les mêmes harmoniques, mais toutes ces harmoniques sont déjà contenues dans le texte.

Pour en revenir au chofar, nous pouvons nous interroger sur le lien entre le son et le "Grand pardon": l'effet d'un son prenant comme celui du chofar est à mon sens de paralyser le mental, d'y "faire un blanc" comme on dit parfois. Les mouvements mentaux en général basés sur des micro- tensions corporelles sont stoppés, il se produit une dissolution intérieure qui est aussi une forme d'absolution. Le son pénètre tout, il est comme un don du centre d'émission sonore à chaque fibre du corps, un don qui passe par chaque cellule, de ce fait il est aussi par-don: dit en d'autres termes le son, quand il est sacré, prépare le Grand pardon.

On pourra objecter à cette notion de l'importance du silence au cœur de l'enseignement de la Parole dans l'Evangile, le fait que le mot silence n'y apparaisse guère. Je répondrai : justement, c'est parce que le silence est silence qu'il n'aime pas faire parler de lui... Il préfère rester implicite, c'est le moment de rappeler l'injonction du Christ, si importante pour lui qu'il la répète deux fois à peu de distance: que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent! (M 4 9, répété au verset 23)

Les silences de Jésus 

On parle souvent de ce que dit Jésus dans les Evangiles, mais nous pourrions nous intéresser pour quelque temps à ce qu'il ne dit pas, à ses silences. Dès sa naissance, on ne nous mentionne pas qu'il ait crié ou pleuré, et que Joseph ou Marie se soient lancés dans de grands commentaires. Il semble qu'eux aussi soient demeurés dans le silence, comme les bergers, ce qui a permis au chant des anges d'être entendu. Enfant, in-fans, signifie "celui qui ne parle pas". On peut interpréter cela en disant que l'adoration de l'Enfant-Jésus par les trois Rois n'était pas tant destinée à celui qui ne parlait pas qu'au fait même de ne pas parler, c'est-à- dire qu'elle était offerte au Silence fait chair.

La vie cachée de Jésus, ainsi que les quarante jours, ce qui signifie, on le sait les nombreux jours qu'il a passés dans le désert correspondent à des silences. Même dans sa vie de prédication, on nous dit que Jésus se retirait la nuit pour prier. En s'incarnant, il a accepté que son corps physique ait besoin du bain de l'eau, on pourrait de même dire qu'il a accepté que son mental et corps subtil ait besoin de bains de silence pour se rafraîchir et régénérer régulièrement.

Sans être grand psychologue, on peut s'apercevoir que le mental ordinaire est en grande partie préoccupé par les relations affectives, en particulier de couple, et la politique. Qu'est-ce que dit Jésus des relations de couple? Pratiquement rien, il se contente de répéter que l'homme et la femme sont appelés à ne faire qu'une seule chair, ce que les Juifs savaient de toutes façons déjà. C'est une forme de discrétion et de silence. Il en va de même pour la politique, dans laquelle ses fidèles zélés voulaient bien sûr l'entraîner. A part ses efforts pour s'en dégager tant qu'il a pu et le célèbre "rendez à César ce qui est à César", il n'en dit pratiquement rien, c'est aussi une forme de silence vis-à-vis d'une cause importante de bruit mental. C'est comme si Jésus avait volontairement passé sous silence ce qui représente les neuf dixièmes du mental des gens. Il voulait probablement ne pas augmenter l'activité dispersante de celui-ci et que les gens trouvent par eux-mêmes comment appliquer dans leur vie les principes spirituels qu'il leur enseignait.

Mise en face de la femme adultère, il garde un silence qui s'abstient de condamner, et quand il parle, c'est pour pardonner (Jn 8 6, 11). Lors de la dernière cène, il déclare à ses disciples : J'ai encore beaucoup à vous dire, mais vous ne pouvez pas le porter à présent, mais quand il viendra, lui, l'esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière (Jn 16 12, 13). Par délicatesse de pédagogue, il évite de trop en dire pour ne pas heurter et s'efface librement dans le silence afin de laisser la place à l'Esprit qui parle au-dedans. La même nuit un peu plus tard, au Jardin des Oliviers, il pratique le silence de sa volonté propre en disant :"Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux" (Mt 26 39). Devant le Sanhédrin, il répond aux accusations du Grand Prêtre de façon plutôt laconique, et le renvoie à lui-même : su eipei, tu l'as dit (Mt 26 64). Même attitude en face de Pilate : après avoir simplement répliqué aux accusations par : tu le dis...Jésus ne répondit à aucun point, si bien que le gouverneur était fort étonné (Mt 27 14). 

S'il y a bien une journée qui a été silencieuse dans l'itinéraire du Christ, c'est le samedi saint. Le passé vient de se passer, le lendemain ne sera que demain, seule demeure le silence du tombeau, la présence du présent. Le matin de la résurrection, l'absence du corps dans le Sépulcre est aussi une forme de silence, celui de la chair et de la forme physique. Le Noli me tangere, le Ne me touche pas à Marie-Madeleine (Jn 20 17) suggère le silence des sens subtils qui voudraient se raccrocher à une image habituelle de Jésus mais doivent aller au-delà vers le silence des images. Ceci est confirmé par l'Ascension, qui est l'ultime silence des formes, et en est aussi l'ultime sublimation.

En contrepoint de tous ces silences de Jésus on peut aussi prêter une oreille attentive au silence de Marie. Elle ne parle qu'en quatre occasions, l'Annonciation (Lc 1 34), la Visitation (Lc 1 46), les retrouvailles avec Jésus dans le Temple (Lc 2 48) et les Noces de Cana (Jn 3 5). En dehors de ces moments-là, elle a gardé le silence, elle conservait avec soin toutes ces choses les méditant en son cœur (Lc 2 19), elle était à la fois cachée dans, nourrie par et finalement identifiée au silence-présence. Elle est le silence qui devient Verbe, elle est cette mélodie muette qui se souvient de sa nature divine, en cela aussi elle est le modèle de la contemplation chrétienne.
 
 
 
 

Pensées entre deux silences

Les formules brèves restent proches du silence, comme les jeunes pousses de la terre-mère dont elles sont à peine séparées.

Le son du silence : leçon du silence...

Le silence sans amour est plutôt sec; l'amour sans silence risque bien d'être éphémère.

Le Son intérieur est l'écho d'un cri silencieux se répercutant sur une falaise vide.

Le son du silence jailli de toute part comme une pluie d'orage poussée par le vent. Et c'est cette pluie qui nous lave à grande eau, comme si nous étions des brins d'herbe couverts de poussière.

Entre le chant des oiseaux et celui des cigales, il y a beaucoup d'appels amoureux qui viennent ponctuer le calme de la nature. Et si le son fondamental était la demande affectueuse de notre nature propre? Nous laisserions-nous séduire?

Les mots semblent amers quand on a goûté à la douceur de ce courant de vie sonore qui s'écoule comme le miel.

En notre époque de pléthore d'informations et de déluge de mots, il faut savoir faire comme Noël au moment du grand Déluge, et rentrer dans une Arche de silence.

Chacun a faim d'une chose ou d'une autre : l'ermite, lui, est affamé de silence.

Quand nous sommes seuls dans la nature et écoutons avec attention, arrive un point où nous ne savons plus si c'est nous qui dévorons le silence ou si c'est lui qui nous dévore.

Notre tête est une cathédrale, et les tympans en ornent les portes d'entrée de chaque côté. On y donne continûment un concert spirituel gratuit, mais qui pense à rentrer et s'y asseoir un petit moment tranquillement pour l'écouter?

Celui qui sait écouter le chant du silence goûte à la moelle du monde, il savoure l'univers.

Les sons représentent des perles, la vibration du silence est le fil qui les relie .

Certains métaux, lorsqu'ils sont refroidis à une température proche du zéro absolu, deviennent des super-conducteurs. Le mental est en fait une forme de métal; il laisse passer pratiquement sans résistance aucune l'énergie du Soi, lorsqu'il approche du silence absolu.

La communication est associée en général à l'abondance des paroles, la communion, elle, à la surabondance du silence.

Les Parsis de Bombay exposent leurs morts dans des "tours du silence" jusqu'à ce que les oiseaux du ciel finissent de les dévorer. Dans la tour du silence intérieure, il y a un corps en train de disparaître, celui de l'ego, l'énergie descendue d'En-haut en efface les dernières traces.

Certains ont l'habitude de se réveiller au son de la radio qui leur sert de réveille-matin, à la place de s'asseoir et de s'éveiller progressivement par l'intériorisation. Ils oublient que le réveil est une machine, alors que l'éveil est divin.

Le mental est réellement la "folle du logis". Par la douche froide du silence, on peut l'assagir considérablement. Le moyen peut paraître primitif, mais il est efficace pour guérir à la racine même une tendance dissociative.

La musique est une modulation du son du silence. Elle peut parfois être magique, cela ne serait-il pas dû à ce son du silence sous-jacent qui agit en tant que Grand Magicien?

On peut soulager par le rire des tensions gênantes qui peuvent survenir pendant un temps de silence; mais le méditant apprend à les dissoudre à leur racine par un simple sourire.

Les expériences du pratiquant par exemple de za- zen transcende les barrières du corps et de la durée pour permettre par exemple une union avec le maître spirituel : même posture, et, qui sait?, même satori. Ces expériences sont analogues à la conquête d'un château fort : elles nous font traverser les douves du temps et les murailles des corps séparés pour atteindre l'unité au sein de ce donjon central qu'est le silence.

Le Son essentiel est la fois la tonique et la dominante : il nous revient de trouver notre note juste, notre place précise entre les deux afin de donner naissance à un accord parfait, de faire en sorte que au moins l'accord final de notre existence soit parfait.

Prendre le temps d'un soupir, pour que puisse se manifester au fond de soi le soupir du non-temps.

La perception de voix intérieures peut nous mettre sur des voies de traverse, mais l'écoute du silence ne le peut guère. En effet, celui-ci est l'écho du but, comme y parvenir pourrait-il nous égarer?

Voilà qui est bien étrange : les juifs parlent du Nom, les chrétiens du Verbe, et cela fait deux mille ans qu'ils s'excommunient mutuellement : qui leur apportera le "complément d'objet" direct ou indirect qui donnera sens à cette longue coexistence du nom et du verbe?

Ce dont l'homme moderne a le plus besoin, c'est d'un espace de silence pour pouvoir écouter le silence de l'espace. Il n'a pas à aller le chercher loin, il est déjà là, présent, au fond de son propre cœur.

Notre mental joue à se projeter constamment dans le passé ou l'avenir; mais avec l'écoute du son intérieur, ce jeu devient impossible, car dès qu'on s'en souvient, qu'on écoute ce son, il est là, complètement présent. Il ne peut être l'objet de mémoire ou d'anticipation.

Le son du silence n'est arrêté par rien, en cela il est expansion, en cela il est Dieu.

Le vrai sens de l'épisode de la Tour de Babel n'est pas la punition d'un Dieu jaloux et ombrageux à propos de ses prérogatives. Il signifie simplement que notre babillage mental ne pourra pas atteindre le firmament du silence. Seule le pourra notre quiétude, elle fera d'ailleurs alors plus que toucher le ciel, elle s'unira à lui. L'axe de la tour de Babel aurait dû être le silence, mais comme il était absent, tout l'édifice s'est effondré dans le verbiage.

"Entendement" est un beau terme qui en est venu à désigner compréhension et conscience; mais on peut se demander alors où est passé l'entendement de ceux qui n'entendent pas le Son intérieur?

Quand on entend un son extérieur, on dit qu'on y prête l'oreille, mais pour le son intérieur, il faut lui "donner son oreille", l'oreille subtile bien entendu.

Le son intérieur est un fil qui nous mène hors du labyrinthe du mental. Sa résonance nous montre le chemin, c'est le moment de dire : mieux vaut résonner que raisonner...

Il faut être un peu fou, ou au contraire très sage, pour tendre l'oreille à ce silence qui est au cœur du Vide, pour savoir savourer la moelle de l'espace.

Le son essentiel peut être cri silencieux ou danse immobile, mais il est de toutes façons toujours disponible pour être perçu immédiatement.

Le silence unit les contraires, il n'y a que lui qui supporte les chants du monde, il réconcilie en son sein le présent et le passé ainsi que l'Orient et l'Occident.

Quand, dans une conversation, un silence subit survient, on dit qu'un ange passe. Le méditant apprivoise l'ange-silence et lui apprend patiemment à demeurer plus longtemps.

"Etre sur la même longueur d'onde" avec quelqu'un signifie qu'on réussit à bien communiquer avec lui. Quand on écoute le son du silence, on se trouve sur la même longueur d'onde que l'Absolu.

La continuité du Son intérieur n'est pas différente de celle du souffle de vie. Ne laissons pas la Parque de l'inattention le trancher.

Pour bien s'entendre avec soi-même, bien s'entendre soi-même.

Il y a au-delà de la personne un courant de conscience qui n'est pas personnel. Percevons directement la façon dont il résonne.

Il existe au-delà des consonances, dissonances et résonances en tous genres une Sonance pure dont tous les chants et tous les langages ne représentent qu'un écho.

L'écoute de la mélodie secrète nous entraîne dans une valse immobile et nous réalisons que pour le danseur que nous sommes, la musique et la danse ne font qu'un.

...un silence à perte d'écoute.

La beauté du silence vient de la joie intérieure qui l'accompagne. Le Bouddha ou la Joconde nous fascinent non pas à cause de leurs lèvres closes, mais de leur sourire.
 
 

Dans le silence, on entend une poussière de son qui est aussi poussière d’absolu.

Ecouter le son subtil de l’espace, c’est communier à la moelle du monde.

Les pensées concises sont comme des poissons volants qui font des bonds hors de la mer du silence pour s’y replonger de suite.

Il y a un lieu, quelque part en nous, où le son subtil s’évapore en silence. Y demeurer.

Cette pensée dont nous sommes si fiers est en fait constituée de lambeaux d’idées empruntées de ci de là et cousues plus ou moins au hasard comme un habit d’Arlequin. Par l’écoute du silence, nous ne sommes plus ni Arlequin , ni Pierrot, ni Pantalon, ni Colombine et enfin, le carnaval du mental peut cesser.

Les gens du monde sont en charge de devoirs d’état, l’ermite n’a qu’un devoir, celui d’être.

Le monde subtil est une forêt étrange où il y a une multiplicité d’arbres qui pourtant ne portent qu’un seul fruit, il y a abondance de symboles qui indiquent tous l’Absolu, il y a une grande variété de sonorités qui ne sont cependant que l’écho d’un seul son.

Quand on arrive devant une immense plage déserte, on a instinctivement l’envie de courir. De même, à l’entrée d’une grande période de silence, l’âme n’a qu’un désir, se précipiter vers le but.

Quand on regarde le corps de profil par la droite, on peut distinguer la forme de deux "s", déjà par le rond du crâne, à l’arrière le creux de la nuque et l’arrondi du dos, puis par ce même arrondi, suivi du creux lombaire et du sacrum qui repart vers l’arrière. C’est comme si il y avait inclus dans la morphologie même de la colonne, les deux silences, le grand Silence du monde, du Soi universel et le petit silence du mental, du soi individuel. Etirer la colonne pour avoir une bonne méditation, c’est faire confluer en un même courant ascendant le grand Silence et le petit, le Soi et le soi, comme les deux aiguilles de l’horloge à midi juste.

De même que les étoiles ne gâchent pas l’obscurité de la nuit mais l’embellissent, de même les sons de la nature n’abîment pas le silence d’un ermitage mais le rehaussent.

La mélodie de silence n’est pas monotone mais unitonale. Elle n’est pas l’écho de l’ennui mais la résonance de l’Unité.

On passe par de multiples états d’âme mais il s’agit de ne pas les commenter, de les laisser tels qu’ils sont, de "laisser les états d’âme en l’état" si l’on peut dire. A ce moment là , l’expérience de l’être pur surgira spontanément.

Le bruit d’un avion que fait un avion qui passe le mur du son est dû au fait que les ondes sonores qui se dirigeaient vers l’avant se retournent subitement vers l’arrière. De même notre écoute, d’habitude projetée vers l’extérieur, symboliquement "vers l’avant", peut revenir soudain "vers l’arrière". C’est ainsi que l’on passe le "mur" du son du silence.

Assis à l’intérieur de lui- même, le solitaire : un trait d’union entre sol et soleil.

L’attention à la subtilité du son intérieur aide à subtiliser l’attention elle-même - au double sens du terme : la rendre plus fine, mais aussi la dérober à ses objets de préoccupation quotidiens, le corps, les petits soucis habituels, etc...

On dit parfois du sage à la vision pénétrante qu’il "voit de l’autre côté du miroir". De même, le méditant qui pratique l’écoute subtile perçoit de l’autre côté de ce mur qu’est la surdité au son du silence.

On peut percevoir des correspondances entre les sons et les couleurs; personnellement, je "vois" le timbre le plus courant du son intérieur comme un blanc un peu métallique. C’est aussi la couleur de la moelle des os, cela n’est pas étonnant car la vibration du silence réside à l’intérieur de tout, c’est la moelle du monde.

Les fidèles des grandes religions vénèrent des paroles divines, les passionnés de musique adorent des mélodies qu’ils disent divines aussi mais pourtant les Upanishads affirment : " Ce n’est pas ce qu’on entend mais ce par quoi on entend qui est le Brahman - et non ce que les gens adorent".

Munie d’une vue aiguisée, on peut déchiffrer un texte écrit en filigrane ; avec l’audition subtile, on peut écouter la mélodie du silence "chantée en filigrane".

Il y a deux types d’énergie ascendante bien distinct : celle qui monte par l’avant vers la bouche est plutôt perturbatrice, par contre celle qui s’élève à l’arrière à travers la colonne est dynamisante. La première est comme un haut-le-cœur, la seconde semble nous dire : "Hauts les cœurs"...

L’ego s'ennuie quand il n’a rien à faire et cherche à tuer le temps ; mais quand on persévère dans la retraite et l’arrêt du mental, c’est le Temps lui-même qui tue l’ego.

Dans le langage courant aussi on peut trouver des signes de l’écoute non-duelle. Par exemple, quand on dit "Je suis toute oreille", cela suggère qu’il n’y ait plus de distinction entre celui qui écoute et l’écoute, d’où une expérience de non-dualité, aussi brève soit-elle.

Le signe de l’infini ressemble à des lunettes et effectivement, en écoutant le silence, on arrive à voir le monde à travers les lunettes de l’infini.

L’homme ordinaire a parfois du temps libre, le silencieux, lui, devient de plus en plus libre du temps.

Réciter une prière répétitive, un nom de Dieu, revient à articuler une succession de syllabes, comme la répétition des battements des ailes de l’oiseau qui s’élève. Mais on peut s’arrêter sur le chant ou l’écoute d’une voyelle unique, comme suspendue dans l’espace : à ce moment là vient l’expérience de vol plané, de "voyelle planée" pourrait-on dire. Dans le langage des oiseaux d’ailleurs "voyelle" peut s’entendre comme "voix du ciel" et en sanskrit "svara" peut signifier à la fois voyelle et ciel, tandis que "svarga" , littéralement "ce qui va au ciel" signifie "paradis".

Le son du silence est transparent mais il n’est pas interdit pour la méditation de lui donner une couleur vocalique et même de l’associer à une parole-clé, à un mot-semence : "a" comme "abandon", ce lâcher- prise dans Suprême, "i" comme "immobilité", cette stabilité fondamentale dans le Soi, "o" comme "origine" ou "beauté" , "é" comme "évidence", cette clarté première de l’Absolu, "ê" comme "crête", faîte ou Suprême, "un" comme Un ou comme "unum" en latin avec le même sens, "eu" comme le son de "Cela", un autre nom du Soi.

Tout le monde a une idée de ce que signifie "illumination" : l’apparition d’une lumière qui éblouit soudain tout le champ de conscience ; mais je ne vois guère d’équivalent dans le domaine auditif, il faudrait peut-être parler d’"insonation", la survenue d’un son qui absorbe d’un seul coup toute l’attention.
 
 
 
 
 
 

Dernières réflexions

En plus de cela, mon fils, sois averti que faire des livres est un travail sans fin. Ces sages paroles de la fin de l'Ecclésiaste (12 12) dont le numéro même indique qu'elles représentent un certain accomplissement, vont nous amener à la conclusion de cet ouvrage basé sur le paradoxe : dire quelque chose sur le silence.

Ceux qui pratiquent de façon soutenue l'écoute du silence estiment que le son subtil les relie directement au Divin. Si on se rappelle que la religion est au fond aussi ce qui relie, cette pratique peut suggérer l'essence de la religion. En Inde, on peut distinguer deux stades dans l'évolution des conceptions à propos de la parole sacrée: la première, védique, à l'origine mais qui a encore un certain poids de nos jours, considère que les mots sanskrits ont une valeur et une efficacité absolue en eux-mêmes et qu'on ne peut les changer. La seconde conception plus yoguique est déjà présente cependant clairement dans la Mandukya Upanishad. Le son est une échelle qui nous permet de monter vers le Soi, et à ce moment là plus il est simple et mieux c'est. la pratique du Om donnant un prototype pour cette voie. Tout ce que j'ai dit ne représente que des poteaux indicateurs, et les résultats intérieurs ne peuvent venir que d'une pratique.

Ramakrishna raconte l'histoire du jardin clos de murs qui contenait quelque chose de très mystérieux; Tous ceux qui grimpaient le mur pour voir de quoi il s'agissait passaient de l'autre côté et aucun ne revenait. Un jour, quelqu'un d'altruiste a décidé que certes, il fallait aller voir par soi-même de quoi il s'agissait, mais il fallait aussi penser aux autres et revenir leur parler de ce qu'il avait vu. En prévision de tout cela, il s'est attaché une longue chaîne au pied , juste de la hauteur du mur pour ne pas être capable de glisser de l'autre côté. Il a pu monter au mur comme prévu, bien voir ce qu'il y avait de l'autre côté comme prévu, mais il est tombé muet : fin de l'histoire. 

Dans la tradition juive, ceux qui voudraient avoir une référence pour pratiquer l'écoute du silence peuvent la trouver avec Elie, et Isaïe qui disait "je suis une voix qui crie dans le désert (Is 40 3). Dans le christianisme, Jean- Baptiste a repris cette expression : il faut comprendre que l'énergie pour être une voix qui crie dans le désert provient de la capacité déjà d'écouter la "voix qui crie dans le désert", c'est-à-dire le bourdonnement du silence. Cependant, c'est bien sûr le Verbe divin lui-même qui sera la principale inspiration du chrétien pour écouter la vibration silencieuse. Il faut se souvenir que dans la Bible, on aime déjà bien parler de Parole de Dieu au singulier, plutôt que des paroles au pluriel. C'est en fait une invitation pour passer du texte littéral à la "texture sonore " de ce qui est récité. Cette texture est en réalité constituée d'un fil unique qui n'est pas différent du son du silence. Entendre la Parole au-dessus des paroles, c'est découvrir le Verbe-vibration au-dessus des verbalisations, c'est sentir glisser, entre les doigts de l'écoute, le fil du silence.

Ecrire ce livre a été pour moi comme une fête, peut-être pas comme une fête de la musique telle qu'elle a lieu dans les rues de France au mois de juin, mais une célébration de la symbolique qui sous-tend la musique elle- même et la relie à l'Essentiel. Des interprétations diverses, des variations multiples ont jailli et fusé à propos de ce thème donné, mais il est maintenant temps de revenir au son intérieur, et d'écouter la mélodie du silence.

Point d'orgue

Pourquoi ne pas terminer un livre comme un morceau de musique, par un point d'orgue? Il y a diverses voix qui se sont exprimées dans cet ouvrage, avec des harmonies et des dissensions, elles n'ont cessé de se poursuivre les unes les autres en formant des fugues des contrepoints ou des chorals, mais il est maintenant temps de poser l'accord final, en souhaitant qu'il soit le plus parfait possible : non seulement accord entre les diverses voix, mais aussi entre l'auteur et ceux qui l'écoutent à travers et au-delà de l'écrit.

Le courant du son subtil résonne à la façon d'une basse continue au pédalier de l'orgue tandis que le chant de la vie se poursuit au manuel, nuancé d'un peu de hautbois ou de voix célestes C'est aussi comme si le point d'orgue, de par sa forme, évoquait la tache du soleil et la courbe du croissant de lune, réunissant en un signe final les couples d'opposées qui ont évolués sous forme de thèmes séparés auparavant. La pièce de musique elle-même, en se terminant, s'est pour ainsi dire condensée dans le point, et son écho se répand dans le silence, pareil au croissant de lune et à sa lumière subtile.

Le point d'orgue est une forme de point de suspension également, ce n'est pas seulement la musique, mais l'attention de l'auditeur aussi qui est suspendue un moment, avant d'être comme résolue dans l'Absolu. Sous le point d'orgue il y a souvent des notes longues, qu'on appelle des rondes, le rond, le cercle suggère le Divin et l'Un : c'est comme si l'accord de conclusion était en même temps une offrande finale de la multiplicité des voix à l'unité du silence.
 

 

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